
Que pensez-vous de l’objectif régulièrement discuté dans les instances internationales de protéger 30% d’espaces marins et terrestres à l’horizon 2030 ?
Je pense dommage d’avoir autant d’objectifs quantitatifs pour la conservation des espaces naturels et si peu d’objectifs qualitatifs. Les objectifs chiffrés ne prennent pas en compte la qualité de la conservation ni les questions, pourtant clés, de la gouvernance ou des droits humains. Aujourd’hui, les aires protégées ne sont pas toutes bien gérées. Il existe des espaces protégés dans lesquelles la biodiversité continue de baisser, des régions où la déforestation se déplace aux abords des aires protégées et où les communautés locales ont perdu leur accès aux ressources indispensables à leur survie. Les objectifs chiffrés n’ont aucun sens et ne reflètent pas ces réalités cruciales. Pire, on a vu des objectifs chiffrés en termes de nombre d’arrestations de braconniers par exemple, donner lieu à de graves conflits entre rangers et communautés locales. Il faut regarder l’état qualitatif de la biodiversité et comment sa conservation est mise en œuvre, ce qui est en lien direct avec la qualité de vie des communautés. Je crois à des approches plus globales, et plus institutionnelles qui visent à changer les choses à long terme, en parallèle des actions de terrain.
Les aires protégées sont-elles une mesure efficace pour protéger l’environnement ?
La création d’aires protégées est brandie comme la réponse la plus efficace à l’effondrement de la biodiversité ou à la hausse des émissions de gaz à effet de serre. Au lieu de s’intéresser aux industries et aux modes de vie qui émettent massivement du carbone, le focus est mis sur les forêts tropicales et la déforestation. Certes, combattre la déforestation est important pour lutter contre le réchauffement climatique, mais il ne faudrait pas que cela soit une façon de faire peser sur les pays du Sud la responsabilité de la lutte contre un changement climatique créé au Nord. Protéger des espaces naturels ne peut être la seule réponse aux dérèglements climatiques.
Quels sont les effets pervers de la mise en place d’aires protégées pour les communautés locales ?
À partir du moment où l’on considère que les espaces naturels rendent des services écosystémiques et qu’il faut les rémunérer pour les protéger, on ouvre la porte à l’accaparement de terres. Certains projets, mis en place par des acteurs privés dans le but de lutter contre la déforestation créent des concessions de conservation qui fonctionnent malheureusement comme les concessions forestières d’exploitation, et sont perçues comme telles par les communautés. Pour les populations locales, que l’on vienne exploiter ou conserver leur forêt, cela revient au même : on vient gérer leur forêt sans eux, et en un sens s’accaparer leurs ressources.
Ainsi l’entreprise étrangère achète une forêt en s’engageant à lutter contre les moteurs de déforestation qu’elle a identifiés et, ce faisant, génère des crédits carbone qu’elle vend ensuite. Dans le même temps, l’entreprise impose aux communautés locales l’arrêt de certaines pratiques jugée responsables de la déforestation, comme par exemple la pratique du brûlis. Elle impose de nouvelles façons de gérer la forêt et s’engage en échange à leur reverser une partie de la vente des crédits carbones générés.
On peut se demander s’il est juste que les communautés ne touchent qu’une partie des bénéfices et non leur entièreté alors même que la forêt leur appartient. De plus, les mécanismes de partage des bénéfices, certes encore maigres, ne sont pas encore adaptés et effectifs, et les communautés, qui dépendent de la terre pour leur survie, tardent à les recevoir.
Il y a ainsi un grand risque d’accaparement des terres au détriment des communautés locales et des peuples autochtones, dans un contexte de tensions et d’appauvrissement.
La mise en place d’aires protégées pose aussi des problèmes fonciers. Pourquoi ?
Aujourd’hui, il y a une fascinante superposition des forêts tropicales et des territoires où vivent les peuples autochtones dans le monde, et c’est précisément dans ces espaces encore riches en biodiversité qu’est envisagée la plupart des créations de réserves naturelles. Or dans de nombreuses régions du monde, ces espaces sont gérés autant par le droit foncier positif, hérité de la colonisation et régi par des textes écrits de l’État, que par le droit foncier coutumier et oral, régi par les chefs coutumiers des différentes communautés. Ces deux formes juridiques s’opposent souvent, et nombreux sont les droits fonciers coutumiers des communautés qui ne sont pas reconnus par l’État. S’y ajoutent dans certains cas des pratiques discriminatoires à l’égard des peuples autochtones.
Ainsi, les terres sont encore bien trop souvent allouées à la conservation sans que soit pris en compte le fait qu’elles appartiennent déjà, selon le droit coutumier, à plusieurs communautés. Leurs droits sont violés, tout simplement. Lorsque des consultations auprès des communautés sont organisées, c’est souvent déjà trop tard : l’aire protégée est établie légalement et on vient leur demander leur avis a posteriori. Au mieux, les communautés bénéficieront d’une partie des bénéfices. C’est un peu comme si l’on vous mettait à la porte de chez vous pour y installer des locataires, et qu’on vous offrait généreusement une partie du loyer, en vous expliquant que votre maison sera mieux gérée de cette façon.
Quelles sont les conditions d’une bonne gouvernance des aires naturelles protégées ?
La clarification foncière en amont de tout projet de conservation est la clé. Celle-ci doit passer par la cartographie du territoire avec les communautés locales, qui contrairement à ce qui est souvent avancé ne coûte pas si cher :environ 1 dollar par hectare, selon l’estimation du Réseau Ressources Naturelles, une ONG congolaise. Pour chaque projet, il est donc indispensable d’aller d’abord vérifier à quels groupes appartiennent les terres, quelles sont les communautés qui dépendent des ressources locales, afin de les intégrer pleinement, en tant que propriétaires terriens, et non pas simplement en tant que bénéficiaires secondaires.
Ensuite, il existe aujourd’hui des outils pour s’assurer que les projets mis en place ne sont pas responsables de dommages collatéraux. C’est le cas des sauvegardes environnementales et sociales, qui visent à détecter en amont les impacts négatifs potentiels des projets, puis à mettre en place des actions correctives, ou même parfois à redéfinir le design des projets afin que ces risques soient évités. Un des principes centraux de cette méthode s’appelle le « CLIPP » qui signifie Consentement Libre et Informé Préalable. Il s’agit de s’assurer que l’on a donné, en amont, l’ensemble des informations à toutes les parties prenantes, dans une langue comprise par toutes et tous. Ensuite, il s’agit de laisser aux personnes concernées le temps suffisant à la réflexion, et de requérir leur consentement sur les différentes activités du projet, en ouvrant la voie à des compromis sur les points difficiles. Les communautés locales et les peuples autochtones doivent avoir la possibilité de proposer des modifications du projet ou tout simplement de le refuser. Autrement dit, pour des projets de conservation, cela revient à s’assurer que ce sont les communautés elles-mêmes qui décident collectivement des restrictions d’usage des espaces et qu’elles ne leur sont pas imposées.
Ce sont des règles difficiles à mettre en place, mais on ne peut pas continuer à développer des projets qui ont des conséquences désastreuses pour les populations locales. Les droits humains et la conservation de la nature doivent avancer ensemble. L’histoire de la conservation de la nature est une histoire d’expropriation. La première aire protégée moderne, le parc national de Yellowstone aux États-Unis, a été créée en expulsant les Amérindiens qui y vivaient. La perception d’une « nature vierge », libre de toute activité humaine, est une construction issue des intérêts de lobbies désireux de développer les réserves, les infrastructures et le tourisme. Les peuples autochtones ont été les grands perdants de la protection de la nature. Si les projets continuent à se faire sans eux, c’est l’histoire qui se répète.
Sur le terrain, existe-t-il des exemples de réussite ?
Oui, car la conservation change et heureusement. Par exemple, la Réserve Naturelle d’Itombwe, une aire protégée de 7 000 km2, au Sud-Kivu (RDC), a été mise en place après un véritable travail de concertation des communautés, dont des peuples autochtones pygmées. Ce sont elles qui ont décidé des limites de la Réserve, des zones où la chasse est interdite et quelles sont les activités culturelles qui pourraient s’y poursuivre sans nuire à la biodiversité. Cela prend du temps, plusieurs années de travail pour créer une relation de confiance, et cela demande d’intégrer une approche réellement basée sur les droits des communautés. Il existe aussi des programmes plus institutionnels, qui accompagnent un vrai changement profond et intersectoriel, en partant du principe que l’on ne réussira pas à conserver la biodiversité sans traiter les problèmes de fond liés aux droits humains, au développement, à l’agriculture, à la gouvernance. C’est ce que propose le programme CAFI (Central African Forest Intiative) qui entend lutter contre la déforestation en s’intéressant à tous ses moteurs (agriculture, exploitation minière, foncier, aménagement du territoire…). Il y a encore beaucoup de chemin à faire, mais je crois que le constat est là : la conservation de la nature n’avancera pas sans le respect des droits humains. Ils sont inextricables et interdépendants.
Responsabiliser les acteurs locaux va à l’encontre de tout ce qui a été fait en terme de conservation. Jusqu’à présent, on les considérait éventuellement comme des bénéficiaires mais pas comme des acteurs. La mise en pratique est difficile car cela demande un changement de mentalité profond, mais il est en cours.
Propos recueillis par Aurélie Darbouret