
Les romans nationaux au Sahel font de la diversité ethnique un facteur de puissance. Pourtant, cette diversité n’est pas exploitée à la hauteur de son potentiel. L’une des difficultés majeures des pays africains réside précisément dans la capacité à garantir l’autogestion de toutes les composantes des sociétés, et à assurer une représentation équitable des populations dans les institutions et les rouages administratifs. Dans les faits, les minorités restent souvent en marge du développement.
L’intégration des minorités : renforcer les États
La présence même de ces communautés peu représentées et situées en marge des États, du fait de la nature même de leurs activités, nourrit un fantasme : celui de la déstabilisation possible des États si ces derniers venaient à leur accorder plus de pouvoir au niveau local. Pourtant, en raison de la nature fluctuante de leur identité et de leur statut de minorités, ces populations ne constituent pas un bloc démographique suffisamment important pour défaire les entités politiques. C’est, par exemple, le cas des éleveurs peuls. Si les autorités leur garantissaient leur protection et soutenaient des projets d’autodéveloppement équitable, facilitant le franchissement encadré des frontières, elles pourraient faire coup double : cela diminuerait la pression sur les espaces où ces éleveurs se meuvent et renforcerait leur sentiment d’appartenance à des États jugés bienveillants.
La question de la mobilité des éleveurs peuls illustre la nécessité de la mise en place d’un nouveau type de gouvernance favorisant une meilleure intégration des populations au sein des États dont elles dépendent. Il s’agit là d’un levier important pour tenter de contrecarrer les révoltes contre les États. Mais pour le rendre opératoire, il faut d’abord assurer un minimum de sécurité et de présence de l’État sur tout le territoire. Sans État, il n’existe tout simplement aucune possibilité de mener des activités de développement et de mettre en œuvre des politiques publiques en faveur des populations. Avant d’accepter de céder plus d’autonomie, tout en protégeant les populations et en garantissant l’équité et l’ordre républicains, les États doivent d’abord, par définition, être présents, partout. Encourager des initiatives comme celle des « pays-frontières » (voir ci-dessous), c’est bien contribuer au développement durable.
Peuls et Dogons au Mali en demande de sécurité et d’arbitre
Des cas récents au Mali illustrent la nécessité de promouvoir des approches différentes dans la gestion des minorités. Avant de lancer leurs opérations militaires, des membres du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) ont ainsi passé plusieurs mois à démarcher les ONG de défense des minorités, afin de faire valoir leur droit à l’autogestion, arguant que l’État malien était défaillant.
Autre exemple : depuis 2016, l’idée d’un « pays dogon » au centre du Mali. Ce terme, autrefois utilisé sans connotation, pour désigner les zones d’habitation des peuples dogons, est de plus en plus employé par des franges radicales pour réclamer un droit d’autogestion et d’autodéfense contre des groupes armés désignés comme communautaires ou djihadistes. Ce discours a eu pour effet d’engendrer davantage de violence dans une zone déjà meurtrie.
Les bergers peuls, délaissés par l’État au centre et au nord du Mali, se sont mis sous la protection de groupes armés communautaires et djihadistes qui exploitent leur sentiment d’abandon pour attiser des révoltes contre l’État. On observe un point commun entre ces différentes communautés : l’échec d’une intégration effective qui aurait permis que leurs voix soient entendues et qu’ils puissent activement contribuer à la sécurité et au développement de leurs régions.
Certains observateurs arguent qu’une telle évolution mènerait tout droit sur la pente dangereuse de l’indépendantisme. Ce spectre est effectivement l’un des éléments qui poussent les États à étouffer les capacités d’initiatives locales. La revendication d’un ordre sécuritaire fondé sur des initiatives locales constitue un réel danger, du fait de l’absence de cadre et de contrôle de la part des États, et de la prolifération des armes dans ces régions.
Chaque communauté demande à être protégée par des enfants de son terroir, qui connaissent les réalités locales, les us et coutumes, l’environnement, et entretiennent des liens affectifs qui nourrissent leur bravoure. Pourtant, une enquête menée en 2020 par l’auteur de ces lignes offre une vision plus nuancée de cette question : tout en souhaitant la présence des forces de sécurité intérieure issues de leur région, de nombreux individus originaires de l’ouest, du centre et du nord du Mali demandaient systématiquement que l’État soit présent pour jouer un rôle de régulateur et d’arbitre.
Au Sahel, la solution prometteuse des « pays-frontières »
L’échelle supranationale, plutôt que de gommer l’approche décentralisée, offre un fort potentiel de libération et de développement du potentiel humain. Le Sahel est un territoire continu, et pourtant des barrières y sont omniprésentes, ruinant une liberté difficile à négocier. Afin de trouver un point de compromis avec les États modernes, peut-être faut-il penser, par exemple, à la création de provinces culturelles transfrontalières, qui se superposeraient aux provinces actuelles des États, permettant aux cultures et peuples locaux de s’épanouir.
Par exemple, la région transfrontalière du Wassoulou, à cheval entre la Côte d’Ivoire, la Guinée et le Mali, pourrait être dotée d’organes exécutifs, par le biais de la décentralisation, tout en favorisant en parallèle une forme d’intégration ouest-africaine. L’objectif n’est pas de favoriser la pérennité du communautarisme, mais bien de prêter attention aux populations partageant une même langue, et désireuses de se développer grâce à des ressources économiques et des richesses culturelles en commun.
L’idée de « pays-frontière » est, à cet égard, intéressante. Elle consiste à envisager certains espaces comme des pays sous la souveraineté d’États différents, garantissant des facilités de travail en commun, faisant fi des passeports et des tracasseries des douanes, dans une démarche d’intégration africaine.
Pour une intégration réelle dans le Sahel
Dans cette même logique pourrait s’inscrire un projet de confédérations au Sahel. Il s’agirait de doter les peuples de cadres de référence, d’appareils de défense moins menaçants que les États centraux coupables d’échecs passés. Il s’agirait aussi de reconnaître les défis auxquels chacun est confronté, de planifier des dispositifs permettant des réponses au cas par cas, et en même temps de laisser les minorités choisir leurs modes de représentation.
Les États sont parfois obligés de négocier de l’autonomie avec des groupes armés, ce qui crée une confusion sur la valeur et l’importance des processus démocratiques et transparents. Tous les citoyens ne sont pas entendus comme il faut, car tous n’ont pas de leviers pour négocier de manière crédible avec un État. Cela a été le cas pour les mouvements signataires des accords de paix et de réconciliation au Mali, paraphés à Alger en 2015. Des groupes armés ont amené l’État malien à négocier sa présence et sa gestion des territoires là où ces mouvements dominaient. De fait, les citoyens non affiliés à des groupes armés, ailleurs au Mali, n’ont pas eu droit aux mêmes pourparlers portant sur une possible autogestion locale.
Les gouvernements promeuvent l’égalité entre les citoyens, alors que la proximité des capitales et la densité de population influencent grandement l’importance accordée à une frange d’entre eux dans les prises de décisions politiques. Plutôt que d’égalité, il vaudrait mieux parler d’une recherche d’équitéau sein des États. Cela permettrait de reconnaître qu’on ne peut traiter tous les citoyens de la même manière, car il y a de facto un déséquilibre de développement et de représentativité. Voilà pourquoi certains ont besoin de plus d’appui que les autres.
Accorder le même budget à des localités plus ou moins proches des zones urbaines ne permet pas de combattre efficacement les inégalités, car plus ces zones sont reculées, plus les interventions en développement y sont coûteuses. Les marges bénéficient moins des investissements proportionnés à leur habitat et à leur population. De même, à proportions égales, les territoires des marges ayant une densité faible disposent de moins d’élus. Leur grande diversité n’est pas représentée comme elle le devrait.
Égalité versus équité, un défi majeur au Sahel
La résolution du problème égalitécontreéquité sera l’un des défis majeurs des pays sahéliens qui tentent de briser les inégalités. Il s’agit de favoriser le développement de toutes les populations en même temps, tout en respectant leur diversité.
La notion de diversité renvoie aux questions de pluralité et d’intégration. Cette diversité doit en effet se traduire par des pratiques et des modes de gouvernance formulés selon l’identité et les désirs exprimés au sein des composantes humaines de chaque territoire.
C’est en reconnaissant et en soutenant la diversité que l’on pourra mieux parvenir à une intégration et à un sentiment d’appartenance durables, mais aussi à assurer la sécurité des populations minoritaires au Sahel. La reconnaissance de leurs vulnérabilités n’est pas contraire à l’intégration nationale, régionale et panafricaine. Il s’agit tout simplement d’outils conceptuels pour négocier et réfléchir à l’intégration au sein des États. Sans cela, les États du Sahel resteront exposés aux contestations et à la remise en question de leur gouvernance et même de leur existence.
Comment accompagner de jeunes Sahéliennes et Sahéliens d’aujourd’hui à devenir pleinement actrices et acteurs de leur avenir, d’un avenir différent, d’un avenir désirable ? Telle est la question à l’origine du programme de prospective positive « Sahélien·ne·s 2040 » imaginé et lancé par le Campus AFD, après avoir été inspiré par Afrotopia, un essai du philosophe et économiste Felwine Sarr, dans lequel il appelle de ses vœux cette « utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder ».
Selon cet auteur, qui reprend et développe en profondeur une thématique explorée depuis plus de cinquante ans (dans les écrits de Frantz Fanon et d’Aimé Césaire, puis chez des auteurs d’Afrique Anglophone comme Ngugi wa Thiong’o), toujours d’actualité, un handicap primordial de l’Afrique se logerait dans les esprits. Colonisés par des croyances limitantes (« l’Afrique est en retard de développement », « elle n’est pas entrée dans la modernité », etc.), les imaginaires africains intègrent des normes et jugements venus d’Occident, des référentiels produits par une modernité qui nie l’histoire et les richesses d’un continent foisonnant.
Aveuglé par une vision du monde « importée », un jeune qui grandit sur ces territoires peut se retrouver prisonnier d’un carcan mental qui diminue voire annihile son estime de soi. Ce faisant, il ne pourrait pas s’imaginer acteur de son futur, encore moins se projeter dans d’autres possibles et inventer sa manière d’habiter le monde.
C’est à cette reconquête du « pouvoir de penser et d’agir » que s’emploie le programme « Sahélien·ne·s 2040 ». Pour cela, toute une méthodologie de prospective positive a été mise au point avec l’Institut des Futurs souhaitables et l’école doctorale des Ateliers de la pensée. Felwine Sarr, parrain et contributeur actif de ce programme, insiste : « Il ne s’agit pas de nier les difficultés dans lesquelles nous vivons, mais de réaliser qu’il est possible d’ouvrir des brèches dans le présent, de prendre en main notre devenir, de puiser dans nos histoires, dans nos cultures, pour faire émerger des voies/voix d’avenir. »
Le travail sur les imaginaires est un puissant vecteur de transformation. C’est un travail en lien direct avec l’action : il change le regard, redonne de la liberté, ravive les désirs enfouis, fait grandir l’envie et la force d’être à la manœuvre.
Quatre auteurs qui ont participé à ce programme avec une vingtaine d’autres Sahélien·ne·s, prennent la plume sur iD4D pour tracer les contours de cet avenir souhaité, dans une série dédiée. Originaires du Burkina Faso, du Mali et du Sénégal, Adam Dicko, David Zouré, Sandrine Naguertiga et Alpha Dougoukolo Ba Konaré développent à leur façon les grandes thématiques ressorties de ce voyage de prospective, évoquant celles et ceux qui ouvrent des brèches, s’emparent des leviers de changement et dessinent des possibles.
Sarah Marniesse (Responsable du Campus AFD) et Jean-Marc Pradelle ( président de l’ONG Gdrd)