
Directrice de recherches à l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), spécialisée en écologie des maladies infectieuses et zoonotiques, Gwenaël Vourc’h travaille sur les maladies transmises par les tiques, qui vivent principalement en forêt, et en particulier sur la maladie de Lyme. Jean-François Guégan, directeur de recherche de classe exceptionnelle à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), en accueil à l’INRAE, est quant à lui spécialisé, depuis une trentaine d’années sur le lien entre environnement, santé humaine et santé animale. Entretien croisé avec ces deux chercheurs sur l’approche globale et intégrative de l’infectiologie humaine, prenant en compte les composantes environnementales, notamment la déforestation.
Au cours de vos recherches respectives, avez-vous observé des liens entre déforestation et apparition d’agents pathogènes ?
Jean-François Guégan : Les études sont rares, mais de tels liens ont été établis dans le cas de l’ulcère de Buruli ou de la leishmaniose en Guyane, ou encore du paludisme au Brésil. Dans le cas de l’ulcère de Buruli, il y a à l’origine de cette infection chronique une mycobactérie, comme pour la tuberculose ou la lèpre, qui aime les eaux stagnantes et les milieux sombres peu éclairés par les rayons du soleil.
Nous avons mené en Guyane un long travail de surveillance de certains sites aquatiques pour questionner les perturbations environnementales survenues au cours des cinq à dix dernières années. Y a-t-il eu de la déforestation ? Des marigots ? L’agriculture s’est-elle développée ? Cela a-t-il donné lieu à l’installation d’un village ? Nous avons observé une concentration des cas d’ulcère de Buruli là où l’agriculture s’est développée suite à la déforestation de la forêt guyanaise. En Côte d’Ivoire, les cas se multiplient là où la riziculture a remplacé les forêts primaires.
Nous supposons que la mycobactérie responsable de l’ulcère de Buruli peut être associée à la rhizosphère des plantes, comme un microbe. Au fur et à mesure que la déforestation est pratiquée, le système racinaire commence à mourir et il y a un largage des mycobactéries qui pourraient se réfugier dans certains écosystèmes aquatiques de bas-fonds, comme les rizières. Les agriculteurs, les fermiers ou les éleveurs se trouvent ensuite exposés à ces germes microbiens.
Voyez-vous d’autres exemples à mentionner ?
Gwenaël Vourc’h : Oui, il y a d’autres exemples, comme celui de l’émergence du virus Nipah, à la fin des années 1990 en Malaisie. De nombreuses forêts y ont été remplacées par des champs de palmiers à huile, associés à des élevages de porcs. Des chauves-souris face à la réduction de leur territoire sont allées se nourrir sur les arbres fruitiers et ont transmis le virus Nipah à des porcs, qui l’ont transmis ensuite à l’homme.
En Australie, le virus Hendra est décrit pour la première fois en 1994 avec une transmission des chauves-souris aux chevaux, puis aux humains. Une des explications est que la déforestation a changé la dynamique de circulation du virus dans les populations de chauves-souris, modifiant la dynamique de leur immunité et favorisant le passage du virus vers une autre espèce.
Quels mécanismes biologiques conduisent de la déforestation à l’émergence de zoonoses ?
J.-F. G. : Aujourd’hui, globalement et régionalement, le développement de l’agriculture cause la destruction d’habitats naturels pour un très grand nombre d’espèces. Celles-ci se concentrent alors sur des surfaces réduites et se rencontrent beaucoup plus que lorsqu’elles avaient leurs propres niches écologiques différenciées. Les barrières naturelles qui réduisaient les contacts entre espèces s’estompent. Cette plus grande promiscuité rend possible le transfert d’un microbe d’une espèce à une autre, d’un animal sauvage à un animal d’élevage ou domestique par exemple, ou encore à des individus humains.
De plus, nous savons que les écosystèmes très riches, comme les forêts équatoriales, peuvent inclure des espèces qui sont des culs-de-sac épidémiologiques pour un certain nombre de germes microbiens. Ces espèces ne vont pas ou peu reproduire le virus ou la bactérie, et constituent ainsi des barrières naturelles. Or, ces espèces cul-de-sac sont les premières à disparaître. Elles laissent la place à des espèces qui ont tendance à être, au contraire, de très bons transmetteurs de germes microbiens (par exemple, des rongeurs).
Moins de biodiversité peut donc signifier plus de pathogènes, et donc plus d’épidémies ?
G.V. : Dans des milieux dégradés, la circulation des pathogènes est modifiée. L’augmentation de la circulation a été reliée, entre autres, à l’augmentation des populations réservoirs, du fait de la perte de prédateurs ou compétiteurs, ou d’une meilleure adaptation à ce type de milieux. Aux États-Unis, il a ainsi été observé que plus un paysage forestier est fragmenté, plus la souris à pattes blanches – une espèce réservoir de la maladie de Lyme – est favorisée, et plus il y a de tiques infectées. De fait, un milieu appauvri va favoriser le passage des maladies des animaux à l’homme, et augmenter le niveau de circulation de certaines maladies.
À l’inverse, plus le milieu est riche, plus la circulation du pathogène peut être « diluée » (on parle d’« effet de dilution »). Dans l’exemple de la maladie de Lyme aux États-Unis, la tique porteuse de la bactérie va avoir plus de chance de rencontrer une autre espèce que la souris à pattes blanches, moins compétente en tant que réservoir, et le niveau de circulation de la maladie va baisser.
À grande échelle, une perturbation de la biodiversité est corrélée positivement avec un plus grand nombre d’épidémies. Mais outre la circulation des agents pathogènes, il faut tenir compte de l’exposition des humains et de leur vulnérabilité.
J.-F. G : En effet, moins de biodiversité tend en général à accélérer la transmission… mais pas toujours. L’effet de dilution a pris beaucoup d’importance dans la littérature scientifique, mais l’inverse existe aussi. Ainsi en Guyane, on a pu observer pour un même agent infectieux des effets de dilution ou bien des effets d’amplification coexister. En métropole, l’augmentation des cheptels de grands ruminants, de daims, chevreuils et sangliers dans les zones de culture a pour conséquence une plus grande exposition des animaux d’élevage aux germes qu’ils transportent. C’est une des explications de la recrudescence de maladie de Lyme et des populations de tiques en France.
Les solutions fondées sur la nature, dont on parle beaucoup en ce moment, sont à manipuler avec précaution. Il y a un certain emballement pour la restauration des écosystèmes comme rempart aux épidémies, mais il faut faire preuve de mesure. Pour l’heure, nous avons besoin de plus de recherches interdisciplinaires pour mieux comprendre ces relations très complexes aux effets souvent duaux.
Peut-on prévenir des épidémies futures ?
J.-F. G : Il y aura d’autres épidémies, certainement plus virulentes que celle du Covid-19. Depuis 15 ans, nous produisons des cartes de risques qui intègrent les notions de dangers, d’exposition et de vulnérabilité des populations. Cette géographie du risque infectieux montre que l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, le nord-est de l’Inde, le Bangladesh, le Myanmar, la Thaïlande et le Viêt Nam sont des zones à risques de nouvelles infections émergentes. Toute la Mésoamérique – du Mexique au Costa Rica en passant par le Guatemala et jusqu’en Colombie – est aussi extrêmement sensible. Il faudrait y renforcer la surveillance de l’apparition de nouveaux microbes dans les populations animales et dans les populations humaines, dans le cadre d’une surveillance renforcée.
Si on ne veut pas continuer à éteindre des incendies, il faut repartir du début. Ce n’est pas le virus qui est responsable de la pandémie, mais nous-mêmes, à travers nos activités. Que ce soit par la manipulation de virus en laboratoire, la chasse et la capture d’espèces sauvages, le développement de l’agriculture, etc. : nous sommes des facteurs de coconstruction des virus et bactéries émergentes d’aujourd’hui et de demain. Comme le soulignait Charles Nicolle, professeur de microbiologie dans les années 1920 et prix Nobel de médecine, un microbe ne devient pas pathogène par lui-même, mais par une série de circonstances auxquelles on l’expose. Cela exige de prendre en compte des problématiques politiques, économiques, de recherche soutenable, d’orientation stratégique et de développement durable des sociétés.
La recherche a besoin de temps et de moyens pour comprendre ces phénomènes complexes. Par exemple, on sait aujourd’hui que les épidémies de maladie à virus Ebola dans les populations humaines surviennent trois à quatre ans après les déforestations. Il faut du recul, du temps et des ressources pour comprendre. Mais les décideurs publics veulent des réponses brèves, apportées dans des délais très courts !
G.V. : Perturber les écosystèmes présente des risques pour notre santé, mais pas seulement en termes de maladies infectieuses. La pollution environnementale est aussi néfaste. Des travaux montrent que la perte de contact avec la nature affecte notre santé mentale.
Le lien avec notre santé peut être une bonne raison de conserver la biodiversité mais ce n’est pas la seule. On peut essayer de mesurer la « contribution » d’une espèce à la santé humaine mais on n’arrivera jamais à percevoir tous les sens de cette biodiversité. Éthiquement, je me demande de quelles justifications nous avons besoin pour conserver notre capital de complexité du vivant.
Cela dit, dans les mesures de préservation de la biodiversité et des milieux naturels, il faut se demander comment le faire sans s’exposer davantage à des agents pathogènes mais aussi sans exclure les populations humaines de zones entières du globe. Nous faisons partie de cette biodiversité, pouvons-nous trouver une relation qui ne soit ni destructrice ni exclusive ? Nous avons besoin d’explorer la diversité des possibles avec plus d’études comparatives et de long terme.