
Un matin de mars 2020, Susan Ngima était en train de traire ses vaches lorsqu’elle a entendu son fils et ses voisins crier à l’extérieur. Elle est sortie en courant pour voir ce qui se passait, mais le mal était déjà fait : un essaim de criquets venait de dévorer leurs récoltes à une vitesse incroyable. « Il y en avait tellement !, raconte cette mère de trois enfants, âgée de 42 ans. Ils ont détruit environ 20 sacs de mon maïs, et j’étais furieuse car c’est mon gagne-pain. »
En 20 ans, c’était la première fois qu’elle voyait une chose pareille : le pire fléau qui ait frappé le Kenya depuis plus de 70 ans. Aujourd’hui, Susan Ngima, qui possède quatre hectares de maïs, de sorgho, de mil et de pommes de terre dans le comté de Laikipia (centre du Kenya), redoute que la catastrophe de l’année dernière ne se reproduise.
Or les criquets s’amassent à nouveau dans certaines parties de la Somalie, de l’Éthiopie et de Djibouti, et les précipitations de cet été, a priori plus élevées qu’habituellement, devraient favoriser une explosion de la végétation, propice aux invasions comme celles qui ont ravagé la Corne de l’Afrique en 2020. Avec plus d’observateurs sur le terrain et une meilleure coordination avec les équipes de surveillance aérienne, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) espère néanmoins pouvoir éviter une catastrophe à grande échelle.
Détecter les criquets le plus rapidement possible
Le criquet pèlerin est l’un des insectes migrateurs les plus destructeurs au monde : ces derniers consomment leur propre poids par jour, dévastant ainsi des exploitations agricoles, des réserves de nourriture et des communautés entières. L’an dernier, regroupés au sein d’énormes nuages d’environ 80 millions de criquets au kilomètre carré, ils ont balayé le nord et le centre du Kenya, l’Éthiopie et la Somalie. Certains des essaims qui avaient atteint les frontières du Kenya avaient grossi jusqu’à atteindre la taille de grandes villes.
« Imaginez que vous ayez une seule Land Rover et que vous deviez trouver tous les criquets de France, explique Keith Cressman, responsable des prévisionsà la FAO. Ce sont des zones immenses et reculées, et les criquets sont présents partout dans les déserts entre la Mauritanie et l’Inde. » Les détecter avant qu’ils ne forment de gros essaims peut être aussi difficile que de trouver une aiguille dans une botte de foin en mouvement.
« Le défi consiste à détecter les infestations rapidement et à transmettre ces informations aux équipes de contrôle afin qu’elles puissent entreprendre des traitements de pulvérisation avant qu’il ne soit trop tard, poursuit Keith Cressman. C’est pourquoi l’accent est mis sur la formation de partenariats et l’utilisation de la technologie satellitaire pour localiser les criquets. »
Tous unis derrière la FAO contre les invasions de criquets
Lorsque les invasions ont commencé dans la Corne de l’Afrique, il y a deux ans, les observateurs et les données étaient rares. « Aucun rapport n’a été envoyé à la FAO en 2019, lorsque le Kenya a été envahi pour la première fois », se souvient Keith Cressman. Début 2020, Batian Craig, le directeur du groupe de conservation 51 Degrees, basé au Kenya, se dit qu’il pourrait consacrer son expertise en matière de localisation et de protection des animaux à la traque des criquets. « Avec le logiciel EarthRanger (développé avec la Fondation Paul G. Allen) pour protéger les animaux en voie de disparition, nous avons commencé à collecter des données grâce à notre vaste réseau dans le nord du Kenya et notre travail quotidien dans les communautés locales. » Leur système d’alertes en temps réel aiderait à la coordination et à l’envoi d’avions pour pulvériser les essaims plus rapidement.
Début 2020, la FAO recevait jusqu’à 1 000 alertes par jour, un chiffre qui a depuis plus que doublé, à mesure que les gouvernements, les localités, les ONG et les organisations internationales viennent grossir les rangs et que les technologies progressent.
La FAO a mis au point la gamme d’outils numériques eLocust3, permettant aux responsables des pays touchés par les criquets d’enregistrer et d’envoyer des données ou des photos géoréférencées via Wifi, 3G ou satellite depuis le terrain. Ces données constituent la base du système mondial de surveillance du criquet pèlerin et d’alerte précoce mis en œuvre depuis le siège de la FAO à Rome.
« eLocust3 est un outil incroyable, déclare Craig. Il existait des avions pulvérisateurs et des pilotes professionnels, on avait aussi des informations, mais rien ne permettait de relier les points entre eux. »
Dans la Corne de l’Afrique, le métier de traqueur de criquets
Mais pour traquer les insectes dans la Corne de l’Afrique, il faut aussi plus de personnes sur le terrain. Albert Lemasulani, un travailleur social et éleveur kényan de 40 ans, a dû déménager après que des criquets eurent dévoré les pâturages sur lesquels paissaient ses chèvres, moutons, bovins et chameaux. C’est alors qu’il a décidé de se joindre au combat. Il s’est entraîné pendant des semaines pour devenir un traqueur de criquets avec la FAO, qui lui a fourni l’application mobile eLocust3m pour son téléphone.
Sans les opérations de contrôle, nous aurions eu une crise d’une ampleur énorme
Parcourant à moto le nord du Kenya, il collecte des informations auprès des habitants et des chefs de village pour affiner sa recherche. « Lorsque les criquets arrivent, nous les suivons tout au long de la journée, en envoyant les coordonnées à l’équipe de pulvérisation, explique-t-il. Nous avons été formés pour savoir ce qu’il faut rechercher. »
L’idéal est de trouver les insectes pendant qu’ils sont encore à l’état larvaire, avant qu’ils ne soient capables de voler. Or le territoire est immense et les moyens limités : un peu plus de deux douzaines d’avions doivent effectuer des missions de surveillance et de pulvérisation pour l’ensemble de la Corne de l’Afrique.


« Sans les opérations de contrôle, nous aurions eu une crise d’une ampleur énorme, assure Albert Lemasulani. Nous avons sauvé les moyens de subsistance de nombreux agriculteurs et éleveurs. » Selon la FAO, les opérations antiacridiennes en Afrique de l’Est ont déjà permis d’éviter la perte de 4 millions de tonnes de céréales et de 800 millions de litres de lait, tout en protégeant les exploitations – et la sécurité alimentaire – de dizaines de millions de personnes.
Avec le changement climatique, d’autres invasions sont attendues
Les causes sous-jacentes de ces recrudescences acridiennes n’ont cependant pas changé. Il y a dix ans, les cyclones en provenance de l’océan Indien frappaient une fois par an. Ces dernières années, la région voit passer entre 8 et 12 cyclones par an. Or une forte et brusque humidité crée de riches dépôts de végétation, qui attirent les hordes de criquets. « Le changement climatique fournira plus de carburant aux essaims de criquets », résume David Hughes, professeur à la Penn State University et spécialiste de la sécurité alimentaire et de l’entomologie.
En raison de la mondialisation incontrôlée et des événements météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents, « nous sommes assurés de voir davantage de créatures qui mangent des plantes, comme les sauterelles et les chenilles », prédit ainsi David Hughes.
Mais si les invasions de criquets sont spectaculaires, elles ne sont pas la seule préoccupation des agriculteurs – leurs récoltes sont la proie d’un grand nombre de parasites et de maladies. David Hughes a fondé l’organisation PlantVillage pour fournir une expertise et des programmes d’intelligence artificielle qui les aident à y faire face. En utilisant seulement quelques images vidéo d’un smartphone, l’application PlantVillage Nuru peut permettre d’effectuer un diagnostic sur une culture, une plante ou un arbre, et de repérer les signes de maladie ou de prédation. Elle avertit les agriculteurs de la présence ou de l’arrivée d’un parasite, ou leur conseille de changer de culture la saison suivante. Particulièrement utile dans ces vastes étendues de fermes hors réseau, de déserts et de plateaux, cette application fonctionne hors ligne.
Des satellites qui détectent l’humidité du sol
Des modèles météorologiques sophistiqués aident aussi à mieux prévoir la période et la direction des migrations des essaims. La FAO travaille ainsi avec la NASA, l’Agence spatiale européenne et le Centre de recherche de la Commission européenne pour affiner la technologie des satellites qui détectent l’humidité du sol jusqu’à 15 centimètres sous la surface de la terre, là où les criquets femelles pondent leurs œufs et où la végétation peut fournir nourriture et abri aux criquets. Ces données satellitaires pourraient ensuite être transmises en temps réel aux équipes de contrôle.
Les pays touchés sont également passés à l’action. Au Kenya, des chercheurs ont développé des modèles informatiques pour anticiper les zones de reproduction qui auraient été manquées par la surveillance au sol, afin de localiser les larves avant qu’elles ne prennent leur envol.
En décembre dernier, alors que le Kenya était à nouveau envahi, les équipes mobilisées contre ce fléau ont réussi à réduire les essaims de près de 90 % avant qu’ils n’atteignent l’intérieur du pays. « Grâce à une approche coordonnée de toutes les parties orchestrée par la FAO, explique Batian Craig. Tout le monde travaille désormais sur une plateforme commune. » Contre les criquets, l’union fait la force.