
Le déploiement d’une politique de modernisation de l’agriculture
La sécurité d’approvisionnement alimentaire est un enjeu de premier plan pour la Chine. Les risques associés à la stratégie qui consisterait à s’appuyer sur des marchés mondiaux de plus en plus volatiles pour nourrir plus d’un milliard de personnes poussent le gouvernement à maintenir dans ses plans quinquennaux successifs des objectifs élevés de production agricole nationale. La réalisation de ces objectifs est cependant rendue difficile par la rareté des ressources dont le territoire dispose. Avec seulement 7 % des terres arables, la Chine doit en effet nourrir presque 20 % de la population mondiale et le pays est par ailleurs doté de ressources hydriques relativement modestes, réparties de manière très inégale sur un territoire avec de vastes zones désertiques (désert de Gobi) et dont le nord-est marqué par des sécheresses récurrentes (qui devraient empirer en raison du réchauffement climatique).
Face à l’évolution de la demande alimentaire provoquée par la croissance démographique et surtout par l’urbanisation et l’augmentation du niveau de vie de la population, la Chine s’est vue contrainte de recourir de plus en plus aux importations. En 2004, sa balance commerciale agricole est devenue négative et ne cesse de s’alourdir depuis, remettant au cœur des questions politiques l’enjeu d’une agriculture voulue moderne et productive.
A ce premier enjeu de production s’ajoute celui d’améliorer le niveau de vie d’une population rurale restée relativement en marge du « miracle économique » chinois, qui pourrait constituer un levier de croissance non négligeable pour le pays. Face à cette situation, le gouvernement a consacré d’importants efforts au développement rural et agricole, sujet de la quasi-totalité des documents N°1[1] publiés entre 2004 et 2015. Les lignes directrices promulguées par ces documents ont progressivement mené à l’imposition d’un paradigme dominant d’agriculture moderne, caractérisé par deux objectifs principaux — la sécurité alimentaire et le développement économique — et trois outils principaux de mise en œuvre : le développement scientifique et technologique, l’implication des entreprises et l’exode rural.
Quelle durabilité de l’agriculture chinoise ?
La diffusion de ce modèle dominant a des conséquences fortes sur les structures sociologiques de la production agricole. En particulier, l’encouragement systématique des entreprises à jouer un rôle — et notamment des entreprises de transformation agroalimentaire implantées en milieu rural — contribue à cristalliser des structures relationnelles locales préexistantes. La pérennisation de ces structures contribue à perpétuer une forte marginalisation des petits agriculteurs, qui forment pourtant la quasi-totalité de la main d’œuvre agricole.
Au niveau environnemental, le modèle productiviste d’une agriculture de grande échelle et fortement consommatrice d’intrants, censé répondre à l’objectif d’autosuffisance alimentaire, fait pression sur les ressources (dégradation des sols, eutrophisation, perte de biodiversité…) et impacte la qualité sanitaire des produits agricoles. Si de nombreuses entreprises agroalimentaires s’engagent aujourd’hui à faire évoluer les pratiques de production de leurs fournisseurs pour des produits plus sains et plus sûrs, notamment au travers de sessions de formation, la marginalisation des petits agriculteurs qui les produisent restreint les possibilités pour elles de communiquer et de faire évoluer réellement leurs pratiques. Le processus de modernisation ne modifie pas les intérêts de ces derniers, pour lesquels l’utilisation massive de pesticides et de fertilisants continue à être la meilleure option. Enfermés au sein de leur faible statut social et coupés des consommateurs finaux, les petits agriculteurs sont peu incités à modifier leurs pratiques agricoles.
Enfin, l’encouragement systématique de l’exode rural pose question quant aux possibilités d’intégration des actifs agricoles reconvertis dans d’autres secteurs économiques dans un contexte de ralentissement, et est par ailleurs susceptible d’avoir des répercussions sur la production agricole, en particulier dans certaines régions déjà fortement touchées par la disparition de la main d’œuvre.
Changer de trajectoire
Les alternatives au référentiel dominant de la modernisation agricole chinoise se limitent aujourd’hui à certains secteurs ou à certaines portions du territoire, qui font figure d’enclaves d’innovation, à l’instar des « AMAP[2] » de Pékin. Les espoirs que ces alternatives remettent en cause le modèle dominant d’une agriculture chinoise industrialisée de grande échelle sont faibles, pour deux raisons principales.
D’abord, les AMAP chinoises se rapprochent d’un modèle de fermes produisant et livrant des produits biologiques à une clientèle aisée soucieuse de sa santé, bien plus qu’à une population conscientisée désireuse non seulement d’avoir des produits de qualité mais également d’avoir un impact positif sur le développement rural des régions situées à la périphérie de sa ville de résidence. Par ailleurs, la séparation des tâches reste forte au sein des AMAP chinoises (créées pour l’essentiel par des personnes n’ayant jamais pratiqué l’agriculture), entre « paysans » et employés non-agricoles, et le modèle ne propose pas d’alternative sociale à la condition paysanne.
L’analyse des obstacles sociologiques et comportementaux à l’évolution réelle des pratiques agricoles est une nécessité pour acheminer les modèles de production vers plus de durabilité sociale et environnementale. La mise en œuvre politique de « modèles d’agriculture moderne » intensifs en capital, axés sur la technologie et sur l’agro-industrie et mettant l’accent sur la productivité, loin d’être une condition suffisante au changement, peut au contraire avoir des effets durables sur la création de chemins de dépendance dont il est par la suite difficile de se départir.
La publication du Rapport sur le Développement dans le Monde de 2015 « Pensée, Société et Comportement », constitue une avancée majeure pour la prise en compte des facteurs humains dans le développement des économies. De plus amples recherches nécessiteraient néanmoins d’être encore conduites, notamment sur les solutions techniques permettant de promouvoir le rôle des petits agriculteurs dans les transitions agricoles vers des systèmes plus durables du point de vue environnemental, social et économique.
La Chine, de son côté – et en son sein, plus particulièrement les gouvernements locaux – devrait accorder aux petits agriculteurs et à la main d’œuvre agricole toute son importance comme levier fondamental du changement vers une agriculture plus durable : leur reconnaissance est à la base de la transformation des pratiques. Si la promotion récente de l’agriculture familiale constitue un signe encourageant en ce sens, d’importants progrès restent encore à faire pour une meilleure valorisation de leur statut.