
« Ce n’est plus la puissance qui mène le monde : c’est la faiblesse », affirme le politologue Bertrand Badie. Si les conflits d’hier opposaient les pays entre eux, la conflictualité d’aujourd’hui naît principalement de la faiblesse des États, de la mal-gouvernance et de leur incapacité à faire vivre durablement des communautés entre elles. Ainsi, la chute de Kaboul et la prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans marquent l’échec des interventions occidentales dans la résolution de ces « nouvelles guerres » comme les appelle Bertrand Badie. Un échec qui peut s’analyser par l’incapacité des acteurs occidentaux de la défense, du développement et de la diplomatie à obtenir des résultats durables sur le terrain et à définir une doctrine d’intervention adaptée.
Une doctrine occidentale d’intervention dépassée pour agir sur le terreau social de la crise
Les « nouvelles guerres » sont appréhendées par les militaires de la même manière que les anciennes : seule la puissance, à travers la force militaire, est utilisée comme outil permettant de contenir les violences, comme ce fut le cas en Afghanistan ou en Irak. Une confiance excessive donnée dans la capacité de la technologie à répondre aux défis du terrain sous-tend cette approche. L’usage des drones, par exemple, produit un effet militaire immédiat sans que soient maîtrisés la phase de reconstruction et le processus de résolution du conflit. Or, la guerre irrégulière ne se gagne pas strictement sur un plan militaire mais sur le plan politique à travers une action sur le terreau social de la crise.
Les acteurs du développement se sont focalisés, quant à eux, sur la reconstruction de l’État à travers le renforcement des institutions étatiques – et notamment de l’administration – dans le but d’améliorer la fourniture des services régaliens (le statebuilding). Cette approche se veut, dans sa démarche, technique et apolitique. Or, dans un contexte marqué par le népotisme, la corruption généralisée et le clientélisme, l’administration reste parfaitement rétive aux réformes des politiques publiques et à la construction d’un appareil d’État fondé sur une base méritocratique. L’appui technique des bailleurs de fonds et les transferts de compétences n’ont, dès lors, que peu d’effets et les flux d’aide déversés finissent dans le tonneau des Danaïdes.
Des Occidentaux pressés face à des adversaires endurants
Au niveau politique et diplomatique, l’intervention étrangère est très dépendante de la volatilité des opinions publiques occidentales fragilisées, selon Gérard Chaliand, « par des médias qui vendent quotidiennement de l’angoisse ». Le temps joue contre les Occidentaux face à un ennemi qui, ancré au niveau local, inscrit son combat dans la durée. En effet, combien de temps des armées étrangères peuvent-elles prétendre lutter pour la libération d’un peuple ?
En outre, les accords de paix négociés entre les parties prenantes sont précaires et s’apparentent souvent davantage à un cessez-le-feu qu’à une résolution durable du conflit. Il devient difficile de réconcilier les agendas de l’ensemble des parties prenantes au conflit, surtout quand les acteurs trouvent un avantage à faire perdurer les hostilités pour faire fructifier leurs affaires. C’est le cas des seigneurs de guerre, des milices, des mercenaires ou encore des trafiquants internationaux. Les accords de paix ressemblent ainsi davantage à des trêves qui prennent acte des changements de rapport de force sur le terrain.
Une méconnaissance du terrain problématique
Enfin, pour tous ces acteurs internationaux, le modèle de rotation des équipes fragilise la connaissance et leur appréhension fine du pays. Les troupes et les experts internationaux sont, selon l’expression de l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, « psychologiquement et physiquement en transit ». Le bilan plus qu’incertain des interventions extérieures s’explique par « l’ignorance du tissu social local et la méconnaissance du terrain », ajoute-t-il.
« Qu’ils soient militaires en caserne, ambassadeurs dans leur bunker ou banquiers du développement dans des bureaux climatisés, les décideurs français au Sahel donnent trop souvent le sentiment de vivre dans une bulle, d’être coupés des réalités sociales et de mal appréhender les perceptions locales », critique de la même manière le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos. « Comment, avec des troupes étrangères ne connaissant rien au contexte culturel, peut-on gagner une guerre destinée à conforter un pouvoir impopulaire et corrompu ? », s’interroge également Gérard Chaliand.
La montée en puissance des « États carnivores »
Le retrait occidental d’Afghanistan, annoncé peu de temps après la diminution des troupes françaises au Sahel, est un point de bascule à plusieurs titres. Il marque un rééquilibrage de la perception de la menace terroriste, largement surévaluée depuis 2001. Si le pouvoir de nuisance des groupes terroristes, dans sa version islamiste, est indéniable, elle ne présente pas encore de menace existentielle comme cela avait été pensé au début des années 2000. En outre, la lutte contre le djihadisme est devenue une véritable rente politique, diplomatique et économique pour de nombreux pays qui bénéficient de flux financiers internationaux importants, sans résultats décisifs sur le terrain (Afghanistan, Nigeria, Somalie, pays sahéliens, etc.).
Avec la fin de l’intervention en Afghanistan, c’est aussi un cycle qui s’achève, celui correspondant aux activités de contre-terrorisme lancées par les Occidentaux depuis vingt ans. Un nouveau cycle s’est enclenché à travers le retour de la compétition de puissance des États. La phase de transition entre ces deux cycles s’est notamment manifestée à travers le refus des États-Unis d’intervenir en Syrie en 2013.
En 2013, le Livre blanc de la défense distinguait les « risques de la faiblesse » des « menaces de la force » pour caractériser les risques associés aux États fragiles, d’une part, et les menaces posées par les puissances régionales, d’autre part. L’échec des interventions occidentales a permis le renforcement de logiques de compétition de la part de ces puissances régionales. Ces « États carnivores » , comme les désigne la CIA dans un rapport prospectif sur « le monde en 2040 », « privilégient la force brute et la politique du fait accompli » en prenant acte de la paralysie complète du conseil de sécurité de l’ONU et des autres instances multilatérales. Moscou s’est ainsi lancé dans un cycle d’interventions militaires dans son entourage proche (Ukraine, Géorgie, etc.). C’est le cas également de la Turquie et de l’Iran, qui poursuivent des politiques de puissance, ou encore de la Chine en mer du Sud ou à Hongkong.
Le nouveau chef d’état-major français, Thierry Burkhard, rappelle que cela « fait plus de dix ans que l’armée s’est concentrée sur la menace du moment qu’était le terrorisme militarisé ». Désormais, l’armée française doit, selon lui, « changer d’échelle et se préparer à des conflits plus durs, de haute intensité », alors que s’accélère la compétition stratégique sur la scène mondiale. À cet égard, le retrait occidental des théâtres d’opérations est aussi la marque d’un tournant stratégique majeur, à l’heure où la conflictualité change de visage et où le retour du risque de confrontation entre puissances réémerge.