
S’il fallait accoler un qualificatif à l’Afghanistan aujourd’hui, celui de pays « fracturé » serait sans doute le plus adéquat. C’est là une évidence que tous lui reconnaissent, d’autant plus que certaines de ces fractures, sources de violences, existaient bien avant les interventions armées extérieures, qu’elles soient soviétiques ou américaines.
L’Afghanistan : un terreau de fractures
Certaines de ces fractures sont propres à la société afghane, où elles revêtent bien souvent une dimension communautaire, notamment entre la majorité des Pachtounes et les minorités des Hazaras, Ouzbeks et Tadjiks. Tel est par exemple le cas des références cultuelles opposant une population afghane, majoritairement sunnite, aux Hazaras qui sont chiites. Ces derniers ont été durement frappés entre 1996 et 2001 quand les talibans – sunnites et Pachtounes pour l’essentiel – étaient au pouvoir.
C’est également le cas pour ces mêmes Hazaras dans le domaine des activités économiques. Nombre d’entre eux sont en effet des éleveurs, nomades du fait d’un climat aride avec une faible pluviométrie. Les déplacements de leurs troupeaux en quête de pâturage en saison sèche peuvent porter atteinte aux cultures des paysans sédentaires, appartenant à d’autres communautés, avant que ceux-ci aient procédé aux moissons. Ces déplacements suscitent alors des tensions, voire parfois des affrontements violents.
Mais à ces fractures d’ordre interne et propres à la société afghane, d’autres sont venues s’ajouter du fait des interventions militaires étrangères.
L’intervention soviétique, l’Afghanistan otage de la guerre froide
Durant les quatre dernières décennies, marquées par une situation de guerre quasi continue, les interventions d’origine extérieure ont creusé des fractures supplémentaires. Notamment en appuyant, voire en imposant, de nouveaux modèles, en particulier dans les domaines du social et du politique. C’est ce qui s’est produit avec l’intervention militaire de l’Union soviétique entre 1979 et 1989. Il s’agissait alors de soutenir un modèle qu’on pourrait qualifier de socialisme étatique. En quelque sorte, le décalque de celui de l’URSS. Il faut noter en ce qui concerne les impacts d’origine extérieure, l’interférence des États-Unis qui, à l’époque, apportèrent un appui actif aux groupes armés luttant contre le gouvernement de Najibullah que soutenait Moscou. Ce choix s’enracinait dans des rivalités liées au contexte de guerre froide entre ces deux superpuissances.
Après la chute du pouvoir de Najibullah en 1992 et jusqu’à l’arrivée des talibans au pouvoir en 1996, l’Afghanistan fut confronté à de nouvelles violences, principalement du fait de seigneurs de la guerre comme Ismaïl Khan ou Dostom, mais aussi Oussama Ben Laden, que les États Unis avaient soutenus et armés.
L’intervention américaine, le parachutage du modèle occidental
Suite aux attentats d’al-Qaïda en septembre 2001 à New York et Washington, l’intervention américaine chassa les talibans du pouvoir. Les pays occidentaux, alliés des États-Unis, se donnèrent alors comme objectif de construire un Afghanistan qui serait en quelque sorte la copie de ce qu’étaient leur société et leur système politique.
Ils mirent donc en œuvre des programmes qui ciblaient d’une part le State building,pour permettre à l’État de remplir ses missions de sécurité et de fourniture de services aux populations. D’autre part, ils soutinrent des programmes de Nation building,pour une modernisation du pays sur la base d’un modèle largement importé. Tous ces programmes furent assortis de financements importants.
Mais très vite cette intervention étrangère bascula pour partie dans une stratégie militaire de contre-insurrection et se heurta à l’opposition armée des talibans. Ces derniers mettaient en avant autant le devoir nationaliste de lutter contre des envahisseurs étrangers que l’obligation de préserver des valeurs et modes de faire traditionnels, comme la place et le rôle des femmes dans la société afghane. D’où une nouvelle fracture entre une population éduquée et majoritairement urbaine et des campagnes rurales plus conservatrices. S’il fallait se permettre une comparaison, on pourrait dire que le parachutage d’un modèle occidental n’a profité qu’à une fraction de la population afghane, engendrant une fracture entre celle-ci et le reste du pays.
Ainsi, qu’il s’agisse du socialisme à la soviétique ou de la démocratie libérale sur le modèle des pays occidentaux, les interventions extérieures qui les ont portés ont creusé, voire créé, de nouvelles et profondes fractures dans un pays qui déjà n’en manquait pas.
Le poids du Pakistan voisin
S’agissant toujours des impacts extérieurs, certes à plus petite échelle, il faut citer l’engagement multiforme du Pakistan aux côtés des talibans. Cet engagement a incontestablement nourri la violence en Afghanistan, moins du fait d’un parti pris en faveur du djihad, auquel le Pakistan est lui-même confronté notamment dans le nord du pays, qu’en raison de la tension permanente et de la rivalité géographique entre le Pakistan et l’Inde depuis l’indépendance de ces deux pays à la fin des années 1940. En outre, rappelons que le Pakistan abrita jusqu’à sa mort (en 2011) Oussama Ben Laden, qui y avait trouvé refuge après l’entrée de l’armée américaine en Afghanistan.
Plus récemment, suite à l’évolution de la situation au Moyen-Orient, une nouvelle source de violence, d’origine extérieure, est apparue en Afghanistan : l’effondrement de l’État islamique en Syrie et en Irak a eu pour conséquence son repli (ou celui de ses affidés) en Afghanistan, sous le nom d’État islamique au Khorassan. Aujourd’hui, l’État islamique et ses alliés s’y affrontent violemment avec les talibans.
Le retrait des forces armées occidentales, notamment celles des États-Unis embarqués dans la plus longue guerre de leur histoire, illustre cet échec. Et l’arrivée au pouvoir des talibans est porteuse d’un modèle de société qui, du moins à ce jour, ne correspond en rien à celui que souhaitaient construire les pays occidentaux. C’est pourquoi il est impératif de mener une réflexion sur les causes de cet échec.
Certaines ont à voir, comme on l’a dit, avec les allers et retours entre deux stratégies, parfois mal coordonnées entre elles : d’une part, les approches de State building et de Nation building ciblant la construction d’un État efficace et d’un système politique démocratique ainsi que la modernisation de la société afghane, et, d’autre part, une orientation contre-insurrectionnelle donnant la priorité à l’affrontement armé.
Par ailleurs, les défaillances de l’État dans l’exercice de ses missions, qu’elles soient sécuritaires ou qu’elles relèvent de la fourniture de services de base aux populations, ainsi que son image négative liée à son niveau de corruption, ont incontestablement miné son acceptabilité par la population.
Les talibans comme relais d’un État absent
À l’opposé, les talibans ont souvent réussi à rétablir la sécurité dans les territoires qu’ils contrôlaient en milieu rural et pratiqué un exercice rigoureux de la justice, fondé sur la charia, conforme avec les normes de ces populations.
D’une certaine façon, c’est comme s’ils avaient pris le relais d’un État aux abonnés absents, qui d’ailleurs s’est effondré avec une rapidité étonnante, y compris dans sa dimension sécuritaire, après les accords de Doha en février 2020 signés entre les États-Unis et les talibans. Ces accords firent l’impasse sur la participation du gouvernement afghan et confortèrent ainsi son image de supplétif d’une puissance extérieure qui décidait à sa place.
Au final, les interventions extérieures, soviétique puis américaine, ainsi que les modèles qu’elles portaient, voire imposaient, ont une grande responsabilité dans leur échec et le parcours historique pour le moins chaotique de l’Afghanistan. Comme si ces deux pays, l’Union soviétique et les États-Unis, s’étaient donné des objectifs pour lesquels l’Afghanistan, en définitive, n’était qu’un territoire, un simple « terrain de jeu ».