
L’Afghanistan, classé comme le pays le plus malheureux du monde par l’ONU (en mars 2021), est affecté par des guerres depuis quarante ans. L’engagement international n’a pas réussi à instaurer la paix et la stabilité en dépit de vingt ans d’intervention étrangère, la plus importante de l’histoire de ces dernières décennies et la plus longue guerre des États-Unis, pays leader de cette intervention. La prise de pouvoir rapide des Taliban à Kaboul en août 2021 l’a confirmé.
Cet échec est le fruit de nombreuses erreurs de l’action internationale dont certaines d’entre elles étaient fondées sur « une anthropologie imaginaire » de l’Afghanistan et une foi excessive dans « les valeurs libérales » face à un fondamentalisme très présent. La compréhension des enjeux sociaux et culturels des territoires de conflit constitue un défi pour toute intervention extérieure : « Cette ignorance du tissu social local est le talon d’Achille des interventions militaires en terre étrangère. », comme le souligne très justement Jean-Pierre Olivier de Sardan. Une réalité qu’illustre le cinéma de guerre.
Les images, une illustration des enjeux culturels des conflits
Les images montrant le départ des dernières troupes internationales ainsi que les milliers Afghans cherchant à quitter leur pays, confrontés aux attaques terroristes autour de l’aéroport de Kaboul en août 2021 ont touché le monde. Elles confirment les enjeux sécuritaires toujours aigus en Afghanistan, dont la dimension culturelle apparaît à travers l’art cinématographique.
Dans les années 90, les Taliban ont supprimé l’accès aux images et détruits 8.000 heures de films afghans. Le combat pour la préservation des films dans ce pays a été illustré par le documentaire Kaboul cinéma. « Dans l’Afghanistan des talibans, l’essence même de l’art est une cible », comme le souligne l’éditorialiste Michel Guerrin (Le Monde du 17 septembre 2021) Les artistes sont redevenus des cibles : Salim Shaheen, cinéaste afghan, le confiait récemment : « Je ne sors plus, les talibans vont me punir. »
La cinéaste afghane Sahraa Karimi a fui Kaboul le 15 août 202. Son dernier film « Hava, Maryam, Ayesha » porte sur les problématiques délicates des femmes face aux hommes en Afghanistan, un sujet devenu bien plus sensible tout récemment. Elle nous interpelle en lançant lors de la Mostra de Venise: « Imaginez un pays sans artistes ! Aidez-nous ! »
La réalité des conflits biaisée par le Soft power
Certaines images illustrent les défis auxquels sont confrontés les citoyens des pays en conflit. Les films de guerre peuvent cependant cacher la vérité afin de renforcer la vision que leurs promoteurs veulent faire passer auprès de leurs spectateurs potentiels. Au-delà de ses différentes dimensions artistiques, culturelles, économiques, le cinéma est aussi un outil important du Soft power des nations.
Le rôle du cinéma dans l’influence des Etats-Unis sur le reste du monde en est une manifestation très nette. « (…) Quand Hollywood parle, le monde écoute. Parfois, quand Washington parle, le monde sommeille”, souligne le sénateur américain Arlen Specter dans un livre récent.
Le mensonge sur les conflits est souvent diffusé à coût d’images rassurantes sur la guerre, comme ce fut le cas avec celle du Vietnam. Cette réalité déformée n’a pas permis de construire le futur, alors que le président George Bush en octobre 2001 avait promis de s’appuyer sur les leçons de la guerre au Vietnam lors de l’intervention militaire de son pays en Afghanistan. Des interrogations demeurent sur la capacité des nations étrangères à traiter les conflits en s’appuyant sur une démarche « retex » (« retour d’expérience ») afin de tirer les leçons de différents échecs passés . Si le cinéma est un passage quasi obligé pour l’étude du XXème siècle, il fait du document filmique un document irremplaçable sur la société : ses mythes, ses valeurs, ses problèmes , explique Patrick Mougenet.
Les films sur l’Afghanistan, une image qui demeure loin du réel
Les films américains sur l’Afghanistan post-2001 ne constituent qu’une facette de l’intervention et du cadre dans lequel elle a pris place. C’est le même constat pour la plupart des reportages réalisés dans ce pays. En 2011, cité par le Spiegel, le Général Stanley Mc Chrystal confiait : « Nous n’en savions pas assez et nous n’en savons toujours pas assez. La plupart d’entre nous, moi y compris, avions une compréhension très superficielle de la situation et de l’histoire, et nous avions une vision effroyablement simpliste de l’Afghanistan au début de la guerre.»
Les films produits par le cinéma américain avaient pour objectifs prioritaires de justifier l’intervention, y compris dans ses aspects les plus sombres (telles les tortures) comme Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, , de valoriser l’action et le courage des soldats américains comme dans Horse Soldiers (de Chris Hemsworth) ou Du sang et des larmes (Peter Berg). Voire même, de manière plus récente, de mettre l’accent sur les effets que leurs actions ont eu sur leur santé physique et psychologique de retour aux Etats-Unis ou auprès de leurs familles : Brothers (2009) de Jim Sheridan, Military Wives (2019) de Peter Cattaneo.
L’Afghanistan dans sa diversité, son identité n’est pas réellement montré par le cinéma américain. Dans les films post-2001, les Afghans n’existent pas vraiment sinon comme des « méchants » bien réels, voire potentiellement comme des facteurs de risque.
Le documentaire Taxi to the Dark Side (Alex Gibney) cite ainsi dans la partie The Worst of the Worst les propos de l’ancien secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld : “Ce sont parmi les tueurs les plus dangereux, les mieux entraînés et les plus vicieux de la planète”. Ceux du vice-président de Bush, Dick Cheney : “ Ce sont des terroristes, ce sont des faiseurs de bombes, ce sont des facilitateurs de terreur, ce sont des membres d’Al-Qaida, les Taliban ”. Et enfin ceux de George Bush lui-même : “ La seule chose que je sais avec certitude, c’est que ce sont de mauvaises personnes.”
Côté djihadistes, l’arme des images
Les assassins sont dotés à la fois d’armes de guerre mais aussi d’un autre type d’arme : la vidéo. Ils la mettront en marche au moment même où ils appuieront sur la gâchette. Il est paradoxal d’observer que les images qui en résultent conduisent à valoriser le meurtre et le plaisir associé à cet acte alors que selon Susan Sontag « il y a eu longtemps des gens pour croire que si l’horreur pouvait être montrée de manière saisissante, l’on finirait par comprendre le scandale, la folie qu’est la guerre.»
La conception du cinéma selon Daech s’apparente à de la propagande visant à effrayer les spectateurs, musulmans ou non, ou au contraire à exalter les merveilles de la charia dans les zones conquises. Elle associera à tout meurtre commis l’usage des images qu’elle diffusera largement à travers les réseaux (YouTube), sur certaines télévisions arabes…
Son studio Al-Hayat Media Center produit des films qui s’appuient sur les techniques, les formes du cinéma hollywoodien de fiction (figures de style, rythmes, trucages…). Ainsi pour Hans Magnus Enzensberger, « la société du spectacle (…) se trouve comme réfléchie dans ce type de productions médiatique. »
Le Sahel : un reflet culturel des conflits en Afghanistan ?
Les acteurs présents en Afghanistan disposent d’une influence potentielle sur les acteurs de l’insécurité du Sahel. Les leçons à tirer de cet échec international dépassent en effet le cas de l’Afghanistan : « Tant de similitudes dans les défis qui se posent aux forces occidentales dans les montagnes afghanes et dans les sables sahéliens », analyse la journaliste Laure Mandeville.
Le poids de la culture est aussi central dans les conflits du Sahel : « Toute guerre se gagne ou se perd sur le terrain de la culture, expliquel’avocat burkinabé Arnaud Ouédraogo. Les terroristes sont les premiers à investir le terrain de la culture, quitte à y pénétrer par effraction. (…). La culture se dresse comme un rideau de fer contre la barbarie. »
Le film Timbumktud’Abderrahmane Sissako illustre différents enjeux sécuritaires de la région tout comme le film Massoud, sélectionné cette année au festival FESPACO à Ouagadougou. Ces films et l’usage des vidéos des groupes islamistes confirment pleinement le lien culturel existant entre le Sahel et l’Afghanistan. A l’échelle internationale, le nombre de films sur le conflit au Sahel demeure cependant très réduit.
En guide de conclusion
Si le cinéma ne peut mettre fin à la guerre, il constitue un élément significatif du champ culturel dans les relations internationales, comme Samuel P. Huntington l’a mis en évidence dans son analyse du choc des civilisations. Certains acteurs se sont intéressés aussi au rôle que pourraient jouer les approches culturelles face aux défis et résultats limités des interventions militaires en Irak, Afghanistan etc. De toute évidence, la culture ne peut s’imaginer uniquement comme un élément atténuateur des conflits, alors que les questions culturelles en sont souvent une des causes structurelles. Le dialogue culturel ne peut être réduit à la résolution des conflits mais doit plutôt mettre en évidence leur cause réelle.
Si les images sont importantes, elles ne font pas changer le monde, comme l’a analysé Michael Kimmelman à travers le conflit en Syrie. Il s’agit d’un espace composé de virtualités alors que seule l’action publique peut avoir des effets sur les conflits. En revanche, les images concourent à la formation de l’espace public. Certains films cherchent aussi à montrer la possibilité d’atteindre nos aspirations morales.
L’usage des images reste un défi mondial pour contribuer à faire évoluer les perceptions politiques des citoyens vis-à-vis d’un pays et de ses dirigeants comme l’illustrent :
– la vidéo produite sur la maison luxueuse de Vladimir Poutine diffusée par l’opposant Navalny;
– le film L’Ombre de Staline (Agnieszka Holland), sorti en 2020 sur la famine Holodomor en Ukraine suscitée par Moscou en 1932/1933 qui a engendré des millions de morts mais qui demeure toujours très peu connue ;
– le film Touriste créé en 2021 par la Russie pour renforcer son influence en République centrafricaine à travers les mercenaires du groupe russe Wagner au détriment de la France.
Le cinéma ne dit pas toujours la vérité et peut même la détourner dans une approche de propagande comme celle utilisée par Daech.
En définitive, la seule leçon qui mérite d’être retenue, c’est qu’il faut dans ce genre de situation faire preuve avant tout d’humilité. Se rappeler que l’abandon de l’Afghanistan dans les années 80 a conduit aux drames que ce pays a connus depuis et que les griseries des victoires militaires rapides conduisent souvent aux désillusions ensuite. Comme le dit Jean-Dominique Merchet sur son blog en 2015, « Entre l’hubris et l’abstention, entre hyperpuissance, « notre » guerre d’Afghanistan, comme les autres conflits dans lesquels les pays occidentaux sont engagés, pourrait être une école de réalisme et de modestie. »