
Le regard que nous portons sur le monde est façonné de manière radicale par nos propres expériences personnelles. Chacun comprend le monde à sa façon. Nos perceptions guident nos actions, et il est donc essentiel que nos perceptions découlent de connaissances et de faits avérés.
Cependant, nous ne savons que trop bien que ces perceptions divergent souvent de la réalité, parfois de façon radicale. Les préjugés peuvent alimenter directement les inégalités. Reste à savoir s’il est possible de renverser les préjugés. En matière d’inégalités, une des idées fausses les plus connues est la perception de sa propre situation, et les chercheurs ont montré que dans tous les types de sociétés, les gens ont tendance à se rattacher à la « classe moyenne », même si, objectivement, ils font partie des plus pauvres ou des plus riches.
Nous façonnons nos propres réalités
Ce que nous savons aussi, c’est que les inégalités perçues constituent le chaînon manquant entre inégalités observées et préférences politiques. Le paradoxe le plus connu est celui des États-Unis et de l’Europe : tandis qu’aux États-Unis, les inégalités de revenus sont fortes, les inégalités perçues sont faibles et le soutien aux programmes de protection sociale l’est également. En Europe, les inégalités de revenus sont faibles, mais perçues comme très fortes et les programmes d’aide sociale sont relativement nombreux.
Si diverses études ont cherché à examiner ce lien complexe entre perception et réalité, le manque de consensus demeure concernant deux aspects : identifier les mécanismes à travers lesquels les perceptions d’inégalités et de mobilité sociale orientent les préférences des personnes en matière de politiques d’une part ; déterminer si le fait de corriger ces perceptions grâce à des données précises peut modifier leurs préférences d’autre part.
Une analyse plus approfondie : étude de cas du Mexique
Afin de mieux comprendre le rôle que jouent ces perceptions dans la prise de décisions, une étude a été menée au Mexique. Elle a entrepris d’examiner ces écarts en effectuant une enquête sur la distribution des richesses perçue et souhaitée, et le soutien aux politiques de redistribution.
Si les inégalités sont partout, le Mexique fait partie des pays présentant les plus fortes inégalités et la mobilité sociale la plus faible au monde. L’écart entre les personnes à hauts revenus et le reste de la population continue d’augmenter, avec une rigidité sociale qui entraîne une « thésaurisation des opportunités » : ceux qui sont issus d’un milieu défavorisé ont moins de chances de réussir, tandis que ceux issus d’un milieu privilégié continuent d’accumuler toujours plus d’avantages au cours de leur vie, qu’ils pourront transmettre à leurs enfants. En effet, seuls 3 % des personnes nées dans le quintile au revenu le plus faible parviendront au sommet, et seuls 2 % des personnes nées dans le quintile au revenu le plus fort finiront en bas de l’échelle. Ces données ont très peu évolué ces dernières années.
Malgré ces chiffres alarmants, il semble qu’il y ait un décalage entre la réalité de la situation en question et la compréhension qu’en a la population. En effet, au Mexique, la perception moyenne du nombre de personnes riches est de 35 %, sur la base d’une perception selon laquelle le revenu minimal pour être considéré comme riche est de 38 248 pesos mexicains par mois (4 250 dollars en parité de pouvoir d’achat). En réalité, cependant, le pourcentage de la population au-dessus de ce seuil est bien plus faible : environ 0,6 % selon les enquêtes auprès des ménages.
D’où viennent ces perceptions, qui les perpétue et comment y remédier ? Des chercheurs ont entrepris de trouver des réponses à ces questions en prenant l’exemple du contexte mexicain.
Les perceptions varient en fonction du statut socio-économique
Des écarts considérables ont été constatés dans la perception de la répartition des revenus en fonction du niveau de richesse des individus. Tout d’abord, en calculant les perceptions concernant les inégalités et de la mobilité sociale, l’étude a révélé des différences de perceptions entre les riches et les pauvres, indiquant un écart de richesse manifeste par rapport à la perception des inégalités.
Les gens pensent en termes de mobilité absolue et non pas relative
Bien que les économistes se soient historiquement concentrés sur les inégalités relatives, ce sont les inégalités absolues que voient les gens au quotidien et qui motivent leurs préoccupations concernant la justice distributive. Selon l’enquête, en matière de mobilité sociale, si les gens estiment avec précision les taux de persistance en bas et au sommet de la distribution, ils surestiment la mobilité ascendante et descendante. Chacun vit à sa propre extrémité du spectre de la richesse. Les perceptions selon lesquelles les inégalités sont en hausse pourraient donc tout à fait être basées sur des disparités absolues de niveaux de vie.
Donner plus d’informations pourrait affaiblir l’envie de réduire les inégalités
Ensuite, l’étude a testé l’effet d’informations exactes concernant les inégalités et la mobilité sociale sur les préférences de redistribution, en utilisant un dispositif expérimental qui fournissait ces informations à des sondés sélectionnés au hasard. Les conclusions montrent un effet négatif du traitement des inégalités sur la différence entre le coefficient de Gini perçu et souhaité : transmettre des informations sur les inégalités aux participants réduit l’écart entre les niveaux d’inégalités perçu et souhaité. Autrement dit, informer les participants des niveaux d’inégalités réels augmente le niveau d’inégalité souhaité. C’est ici qu’on pense que la perception joue un rôle. Lorsque la réalité est en fait moins terrible que ce à quoi l’on s’attendait, l’urgence de la redistribution ou de la lutte contre les inégalités diminue.
Changements au niveau des inégalités et de la mobilité sociale en matière de traitement et de richesse
Une baisse de l’écart entre mobilité sociale souhaitée et perçue parallèle à la baisse du niveau de revenus
Les pauvres souhaitent une augmentation plus forte de la mobilité par rapport à leur niveau perçu que les riches par rapport au leur. L’étude cherchait à expliquer cela en observant la perception qu’ont les personnes de l’imposition et donc leur intérêt pour les politiques de redistribution. Ils ont tout d’abord découvert que les gens surestiment le taux auquel ils sont imposés et souhaitent payer moins d’impôts que ce qu’ils pensent payer. Ensuite, les gens souhaitent une fiscalité progressive où les pauvres paient des impôts, et les personnes à hauts revenus sont davantage imposées. Même s’ils souhaitent cela, la distribution à laquelle ils aspirent n’est pas cohérente avec le taux d’imposition qu’ils proposent pour les différentes tranches de revenus.
Distribution souhaitée. Remarque : Le coefficient est obtenu à partir d’une régression de la variable de l’axe y par rapport à une variable du niveau de richesse. Valeurs de P entre crochets. Le panel A se rapporte au taux que les sondés souhaitent pour leur propre imposition et le panel E au taux qu’ils souhaitent pour les pauvres, la classe moyenne et les riches.
Trouver des compatibilités dans les approches politiques
En résumé, les personnes veulent davantage de mobilité sociale, moins d’inégalités et une baisse des impôts. Comment faire en sorte que ces souhaits soient compatibles ? Les Mexicains semblent vouloir l’égalité à condition qu’elle ne leur coûte rien. Cependant, s’ils doivent payer pour cela, ils semblent davantage disposés à laisser les inégalités persister.
En effet, c’est là que nous constatons l’écart le plus important parmi ceux disposés à agir. Les personnes les plus durement touchées par les inégalités (celles qui sont en bas de l’échelle socio-économique) sont disposées à faire bien plus de sacrifices pour parvenir à l’égalité. Les perceptions altèrent énormément les réalités de ces personnes et se répercutent par conséquent dans les politiques. Améliorer les perceptions des inégalités, en particulier chez ceux qui se perçoivent eux-mêmes comme étant dans de meilleures situations économiques que ce que les chiffres suggèrent, pourrait inciter à prendre des mesures en matière de politique de redistribution. Pour que les gens soient davantage enclins à agir et à estimer avec plus de précision les avantages et les coûts d’une réforme fiscale progressive, les informations sur les revenus des riches et les impôts qu’ils payent sont cruciales.
La méconnaissance par le citoyen moyen de l’assiette fiscale du pays constitue un argument supplémentaire pour renforcer la sensibilisation et l’éducation du public, car ces décisions sont prises alors que les informations essentielles font défaut. Si les gens ne saisissent pas la structure de l’assiette fiscale, ils sont incapables de prendre des décisions éclairées. Cet aspect pourrait être résolu grâce à une meilleure éducation concernant le lien entre les régimes fiscaux et les distributions de revenus qu’ils peuvent produire.
Alors que nous cherchons à construire des sociétés plus justes et plus équitables, le chemin à parcourir est encore long. Il ne suffit pas de simplement « taxer les riches ». Le manque d’éducation et de sensibilisation du public, ainsi que les perceptions déformées des réalités sociales et économiques au sein d’une communauté entravent la mise en œuvre des politiques.
Comprendre que l’éducation et l’empathie sont des éléments fondamentaux pour surmonter les perceptions préconçues pourrait aider à faire évoluer l’opinion publique et à lutter contre les préjugés. Transmettre à la population des informations plus solides concernant ses réalités individuelles et collectives pourrait aboutir à des solutions concrètes en matière de politiques, pour un changement réel. Mais avant tout, une mutation radicale doit avoir lieu dans la façon dont les gens perçoivent leur propre situation, en particulier dans leur relation avec leur propre communauté mais aussi la société dans son ensemble.
Les auteurs remercient le soutien de Kelsey Holmes dans la rédaction de cet article.
Les inégalités sont sous le feu des projecteurs. D’élément central de l’Agenda 2030 à leur identification en tant qu’enjeu crucial du xxie siècle, en passant par le rôle qu’elles ont joué dans de récents soulèvements à travers le monde (France, Chili, Équateur…), les inégalités sont un phénomène omniprésent qui a tendance à façonner nos sociétés. De plus, la pandémie actuelle a enrichi les milliardaires tout en faisant basculer 130 millions de personnes dans l’extrême pauvreté, intensifiant les inégalités mondiales. Cependant, si les inégalités semblent être partout présentes, il est souvent peu évident de les mesurer et de les analyser.
Comment nos perceptions façonnent-elles la solidarité ? Quels sont les liens entre inégalités et réchauffement climatique ? Qu’est-ce que l’accès à l’eau nous dit des inégalités urbaines ? Et quel a été l’impact du Covid-19 sur les inégalités ? À travers le Mexique, la Bolivie et en passant par le Burkina Faso, notre série « Comprendre les inégalités » a pour objectif d’apporter des réponses simples à ces questions complexes.