
En quoi l’Océan est-il un élément incontournable de la stabilité climatique de la terre ?
Il y a deux raisons majeures. La première est la circulation océanique. De grands courants marins transportent de la chaleur et des éléments chimiques d’un bout à l’autre du globe. Ainsi, le Gulf Stream se forme dans les eaux chaudes et salées du Golfe du Mexique, en sort dans le sud de la Floride et monte en diagonale à travers l’océan Atlantique pour aboutir vers les côtes de la Norvège. Au fur et à mesure que ces eaux montent, elles se refroidissent. Ce courant transporte ainsi sur 1,5 km d’épaisseur de la chaleur des basses latitudes vers les hautes latitudes.

Au nord de l’Islande et en mer du Labrador, les eaux arrivent plus denses, froides et chargées en sel. Elles se heurtent à des obstacles de reliefs topographiques et plongent, puis coulent entre deux et quatre kilomètres de profondeur vers le Sud, le long des côtes de l’Amérique du Nord, du Brésil, tout autour de l’Antarctique, et jusqu’aux océans Indien et Pacifique.
Ces masses d’eaux marquées par leur température et leur salinité traversent les océans en transportant de l’énergie, puis reviennent via les détroits indonésiens, le cap Horn et jusqu’à l’Atlantique. Ce cycle dure environ 1000 ans. Grâce à cette circulation, de la chaleur prise à l’atmosphère dans les latitudes équatoriales est restituée à l’atmosphère dans les hautes latitudes. Le couple océan/atmosphère est en permanence actif. Cette circulation, qui participe à l’équilibre climatique global, s’est mise en place à la fin du dernier maximum glaciaire, et dure jusqu’à aujourd’hui.
Quel autre aspect de la stabilité est bouleversé?
L’autre élément de la régulation est biologique, c’est-à-dire lié à la présence de la vie dans l’océan. En effet, le gaz carbonique présent dans l’atmosphère se dissout dans les océans, puis est capté par les algues microscopiques qui se développent à la surface des mers, et fait la photosynthèse avec la lumière. Le carbone, l’azote et le phosphate ainsi que de nombreux métaux en trace, en solution dans l’eau sont ainsi transformés en particules de matière. Ces matières sont broutées et — à la mort des algues ou des organismes qui les broutent — chutent en profondeur, forment des sédiments, enfermant du carbone. C’est la séquestration du carbone par la « pompe biologique ».
En mettant de côté les activités humaines, on estime ainsi que l’atmosphère contiendrait deux fois plus de gaz carbonique sans cette pompe biologique des océans. Au même titre que les forêts séquestrent du carbone, la biologie marine contribue à la régulation de la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère.
Quel est l’impact de l’augmentation de la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère sur les océans ?
Les émissions de gaz à effets de serre, le gaz carbonique, mais aussi le méthane, les oxydes nitreux (issus de l’agriculture intensive) augmentent la température de l’atmosphère, et, du fait du dialogue océan/atmosphère décrit auparavant, celle des couches de surfaces de l’océan. Or 93% de l’énergie émise par les activités humaines, qui se retrouve en excès par rapport à l’équilibre, est stockée dans l’eau – la terre n’est pas une bonne stockeuse d’énergie. La température des eaux augmente sur les 750 à 1000 premiers mètres, y compris celle des eaux qui flirtent avec les côtes de l’Antarctique et de l’Arctique. Les activités anthropiques ont ainsi de fortes chances de déséquilibrer la circulation océanique.
La deuxième conséquence n’est pas liée à l’effet de serre mais à une propriété chimique du CO2. Dissous dans de l’eau, le gaz carbonique entraîne une augmentation de la concentration des ions hydrogènes et une diminution du pH. C’est ce qui se passe à la surface des océans, leur acidité augmente. Cet effet, mal connu, est potentiellement catastrophique. En effet, l’acidité dissout le calcaire. Par conséquent, énormément d’organismes calcaires vivant à la surface des mers (les coraux, les huîtres, les moules, des escargots, de petites algues, etc…) voient leur développement impacté. Dans le nord de la Californie, où les eaux sont légèrement plus acides qu’en Europe, les ostréiculteurs ont observé un effondrement de la calcification des petites larves d’huîtres à cause du pH de l’eau devenu impropre. Ils modifient donc localement l’eau des bassins en y ajoutant du calcaire pour faire remonter le pH.
Localement des dérèglements sont-ils déjà observés ?
Dans les petits bassins, les effets du réchauffement climatique sur l’équilibre atmosphère-océan le sont. La Méditerranée connaît une forte évaporation. Elle se chauffe, se sale, et donc change de densité. Cela engendre un changement de distribution et de circulation des différentes couches d’eaux, et donc un changement d’état de la Méditerranée. En Arctique, la fonte des glaces, une certaine désalinisation des eaux et le réchauffement (beaucoup plus rapide qu’ailleurs) provoquent aussi des modifications importantes.
A cela s’ajoute la hausse du niveau de la mer. Celle-ci est montée de 17 centimètres au cours du siècle dernier à cause du réchauffement climatique, et la vitesse actuelle est double, soit 3,4 millimètres en moyenne par an. Quand l’eau se réchauffe, elle se dilate. De plus, avec la fonte des glaciers et calottes polaires, l’apport en mer d’eau douce s’accroît. A la fin du siècle, la montée du niveau de la mer sera au minimum de 40 cm, et peut-être jusqu’à un ou deux mètres, suivant la fonte de l’Antarctique et les scénarios adoptés pour enrayer le réchauffement. Se profile le problème de la submersion marine des littoraux. Un problème majeur que connaissent très bien les habitants des zones les plus vulnérables, du Bangladesh, mais aussi, en France ceux des Landes. Dans le golfe du Lion, on observe déjà la salinisation des nappes phréatiques qui deviennent impropres à l’irrigation.
Quelles sont les conséquences de ces dérèglements sur la biodiversité marine ?
L’augmentation des températures de l’eau provoque la migration des espèces mobiles (poissons, oiseaux…). Ainsi, les maquereaux ont quitté la baie du Saint-Laurent (Canada). Il n’y a plus d’ormeaux en Bretagne sud. Les dorades coryphènes sont arrivées dans le golfe de Gascogne. Évidemment, l’arrivée d’une nouvelle espèce, d’un prédateur, dans un écosystème ne se fait pas sans heurts. Ces migrations affectent donc, par ricochet, d’autres espèces.
Quant aux espèces immobiles, elles s’adaptent ou meurent. Prenons l’exemple des coraux, triplement impactés. Il s’agit de récifs calcaires immobiles issus de l’association entre un organisme animal, responsable de la construction calcaire, et une algue, qui assure la photosynthèse et génère de la nourriture. Lorsque la température monte, l’algue s’en va, entraînant le blanchiment des coraux et leur mort. Les coraux sont aussi affectés par l’acidification des mers, comme cela a été montré dans des bassins de culture (selon des recherches menées à Monaco et Villefranche-sur-mer). Enfin, avec la montée du niveau de la mer, ils se retrouvent plus loin de la surface, et donc manquent de lumière. Or le corail est comme un arbre, il ne peut bouger. C’est un problème majeur. Les coraux tapissent entre 1 et 3% de la surface des océans, mais hébergent 25% de la biodiversité, ils nourrissent toute la zone inter-tropicale. Toute la chaîne alimentaire est concernée.
Il y a donc urgence à réduire les émissions carbones de nos sociétés…
Oui, le CO2 est l’ennemi public numéro un ! L’urgence absolue est la diminution de notre empreinte carbone. Les solutions sont variables d’un pays à l’autre. Au Brésil, c’est l’agriculture intensive, et la déforestation, qui sont très problématiques. En Arabie Saoudite, l’extraction du pétrole émet énormément de gaz à effet de serre. En France, c’est le transport et l’habitat. Il faut agir à tous les niveaux, individuellement et collectivement.
Il y a deux choses fondamentales à ne pas oublier. D’une part, nous avons les gouvernements qu’on mérite. Chaque individu est responsable de ce qui va se passer collectivement et notre arme principale s’appelle le bulletin de vote. Ensuite, chacun de nous doit réfléchir à son empreinte carbone. Sur Internet, on peut la calculer très facilement et réfléchir à la façon dont on se déplace, dont on se chauffe, à notre alimentation, aux produits ménagers qu’on utilise. La sobriété, ce n’est pas le retour à la bougie mais des gains d’énergie et d’argent à la fin du mois !
Propos recueillis par Aurélie Darbouret
L’eau salée recouvre 71% de la surface du globe et héberge une biodiversité d’une incroyable richesse, encore largement méconnue. Cette immensité qui donne à la Terre sa couleur bleue et abrite encore bien des mystères est menacée par les activités humaines. Dans cette série, nous observons comment les grands équilibres et les écosystèmes marins se trouvent fortement perturbés par les pressions anthropiques.
L’augmentation de la concentration du gaz carbonique dans l’atmosphère dérègle l’équilibre océan-climat stabilisé depuis 8000 ans (épisode 1). Dans le même temps, les micro-plastiques ont envahi les océans, des eaux de surface jusqu’aux abysses et menacent les espèces marines (épisode 2). La Méditerranée, semi-fermée, est une des mers les plus riches du monde en terme de faune et de flore, mais aussi une des plus menacées (épisode 3). Enfin, le développement d’une « économie bleue » est brandi comme la solution durable à ces différentes problématiques, mais derrière cette formule magique se cache une tendance à l’accaparement des ressources maritimes au détriment des communautés locales (épisode 4).