
Après les accords de Paris en 1991, le Cambodge a bénéficié d’une aide internationale massive et coûteuse pour reconstruire le pays. À la fin des années 1990, un gouvernement est sorti des urnes, le pays a décollé et son taux de croissance avec.
Depuis deux ans, l’Union européenne et l’Allemagne, la France et les Pays-Bas ont abondé au fonds Bêkou multi-bailleurs pour la Centrafrique, à hauteur de 64 millions d’euros tandis que les opérations militaires (Minusca et Sangaris) ont coûté près d’un milliard de dollars sur un an. Même si le fonds a permis d’initier rapidement quelques projets sur le terrain et a fait récemment l’objet de nouvelles promesses de dons (380 M€), les volumes financiers sont très en deçà des besoins réels pour (re)construire un pays.
Pour contribuer à la sortie de crise d’un pays, l’aide doit être substantielle et équilibrée entre dépenses civiles et militaires. À l’inverse, si elle n’atteint pas une masse critique et que l’instabilité perdure, elle est inutile. Le Cambodge et la Centrafrique serviront d’illustration.
Rentabilité de l’aide : exemple du Cambodge
Entre 1992 et 1993, la communauté internationale a investi 2,5 milliards de dollars au Cambodge. En 15 ans, le PIB a triplé, atteignant 7,7 milliards de dollars en 2008. La mise en place de l’Apronuc (Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge) gérant aide civile et militaire a coûté 1,7 milliards de dollars et l’aide internationale des deux premières années a atteint 800 millions de dollars. Les bénéfices économiques ont été 11 fois supérieurs au total de l’aide, donnant une rentabilité de 28% par an sur 15 ans (détail de la méthode dans cet article). On peut penser que sans cette aide massive, le pays serait resté dans le chaos.
Certes, les flux d’aide internationale n’ont pas faibli par la suite, jusqu’à représenter 10 % du PIB et l’environnement extérieur du Cambodge était favorable : Certes, ses voisins (Chine, Thaïlande, Vietnam) y ont investi dans les secteurs productifs (textile, hôtellerie, plantations…) et immobilier. Cependant, ces investissements n’auraient pas eu lieu si l’aide internationale n’avait pas permis la réhabilitation des infrastructures, l’adoption d’une législation favorable, la stabilisation macroéconomique et l’intégration du pays au système mondial.
Le processus a produit quelques effets pernicieux à moyen terme. La dollarisation a paralysé la mise en œuvre d’une politique monétaire plus efficace et d’une politique de crédit mieux orientée. Les profits tirés des services fournis à prix élevé à l’APRONUC ont permis l’émergence d’entrepreneurs cambodgiens mais aussi celle d’un capitalisme sauvage, sous-fiscalisé et peu respectueux des règles. Le tout a amplifié la montée des inégalités. Mais ces choix économiques sont ceux des autorités du Cambodge, pas ceux de l’aide internationale.
Mise en application du modèle à la Centrafrique
La Centrafrique est profondément déstructurée depuis au moins deux ans : son administration n’est plus, les services de base sont inexistants, l’activité économique est à l’arrêt, la production agricole s’est effondrée, les routes sont impraticables.
Si l’aide internationale veut soutenir la Centrafrique comme elle a soutenu le Cambodge, les besoins sont estimés à 4 milliards de dollars. De quoi commencer à installer une administration et former ses agents, assurer la sécurité, développer les infrastructures de base, relancer l’agriculture… Les investissements étrangers et leur cercle vertueux pourraient ensuite revenir. Les plans de développement ne manquent pas : le PURD (Plan d’urgence de relèvement durable 2014-2016) par exemple a fait l’inventaire des dépenses nécessaires, réparties entre volet économique, gouvernance et secteurs sociaux.
Entre 2012 et 2013, le PIB centrafricain a perdu un tiers de sa valeur, chutant à 1,3 milliards de dollars. Un effort initial de 4 milliards de dollars pourrait permettre de retrouver un PIB de 2 milliards de dollars en 5 ans (soit 10 % de croissance annuelle), puis un taux de croissance annuel de 5% sur les 10 années suivantes : la rentabilité annuelle de l’aide, en considérant le différentiel de croissance par rapport à une croissance supposée nulle, serait de 15 %. Ces résultats ne sont pas irréalistes et en 10 ans, la Centrafrique retrouverait un PIB par habitant proche de celui du Burkina Faso.
Néanmoins, les modalités de l’aide sont tout aussi importantes que les montants. 1 milliard de dollars d’aide constituée d’importations intégrales (experts, fournitures et équipements) n’est pas équivalent à 1 milliard de dollars créant de la valeur ajoutée locale. Un effort réaliste est nécessaire pour recourir à des fournitures locales et donc accepter, entre autres, une qualité moindre. Un ratio de dépenses locales devrait mesurer la qualité de l’aide.
Les hypothèses de travail sous-jacentes
La première est l’acceptation par le pays d’un partage momentané de souveraineté. Transférer d’importants montants dans un pays déstructuré sans en contrôler (étroitement mais conjointement) l’utilisation n’est pas envisageable. Si la proposition internationale est suffisamment attractive et acceptée par tous, un contrat de stabilité pourrait être établi sur une période suffisamment longue pour relancer une dynamique positive. Le pacte de Convergence du gouvernement centrafricain suggéré pour la conférence des donneurs de décembre 2012 allait en ce sens en proposant « un accord mutuel dynamique et flexible entre gouvernements et partenaires au développement… et en partageant les responsabilités et les risques tout en renforçant la prévisibilité de l’aide publique au développement».
La deuxième est que la stabilité politique accompagnera un chemin de croissance retrouvé. Reste que l’aide financière ne peut pas tout résoudre à elle seule. Elle doit être accompagnée de tous les efforts, diplomatiques, politiques, culturels et religieux visant une réconciliation nationale. Elle doit créer les conditions nécessaires pour favoriser les investissements directs étrangers sur les secteurs de croissance de la Centrafrique. L’aide doit tirer les leçons de tous les échecs passés. Le récent rapport Pharos[1] destiné à comprendre la crise centrafricaine sous ses aspects culturels et religieux illustre cette nécessité d’une approche globale.
Les pays industrialisés : rééquilibrer dépenses militaires & civiles
La déstabilisation profonde des pays en crise est très couteuse. Ces calculs, aussi grossiers soient-ils, amènent à réfléchir sur le choix que nous avons à faire pour éviter ces coûts supplémentaires. Si les montants de l’aide sont sous la masse critique, l’aide est inefficace et se fait à perte.
La Centrafrique ne sortira pas du chaos grâce aux seules forces de maintien de la paix. De plus, une déstabilisation durable de ce pays carrefour de l’Afrique centrale ne restera pas sans conséquences et provoquera encore d’autres coûts.
Ce raisonnement peut s’appliquer aux pays sahéliens et le coût de l’inaction (ou d’une action partielle) mérite d’être calculé selon différents scénarios, sans ignorer les conséquences potentielles sur les pays développés.
Les pays industrialisés ont compris, hors de tout calcul de rentabilité, qu’il était avantageux de dépenser des centaines de milliards pour surmonter la crise financière chez eux. Face aux drames humains d’aujourd’hui et de demain, à quoi tient la réticence à canaliser intelligemment des flux beaucoup moins importants vers des pays aux frontières de l’Europe ?