
Quel est le lien entre des dragueurs de sable cambodgiens des bords du Mékong, des agriculteurs urbains de Phnom Penh, qui voient se réduire drastiquement les surfaces de lacs et de marécages, et des paysans vietnamiens du delta du Mékong, qui se détournent de la riziculture pour migrer à Hô Chi Minh-Ville, capitale économique du pays, à la recherche d’une vie meilleure ? Ou encore entre des ouvriers laotiens, qui travaillent dans l’extraction minière dans la province de Xaysomboun, proche de Ventiane, et la paysannerie des provinces montagneuses du nord de la Thaïlande, de plus en plus dépendante de l’expansion de la monoculture du maïs aux mains de firmes multinationales ? Sans oublier les exploitants de thé de l’ethnie Ta’ang au Myanmar confrontés à la stratégie de déploiement d’un nouveau corridor économique de développement à la frontière chinoise ?
Tous ces exemples portent sur l’un des plus grands défis du XXIe siècle : l’accélération conjointe des inégalités et des dégradations environnementales. Ce défi est posé à l’échelle globale, comme l’ont montré des études récentes. Toutefois, le bassin du Mékong en offre sans doute une illustration paradigmatique. En effet, cet espace regroupe plus de 250 millions de personnes et une mosaïque ethnique dans une péninsule indochinoise exposée à tous les bouleversements climatiques et environnementaux.
S’il en était besoin, la crise du Covid-19 nous rappelle à quel point la destruction écologique peut être source d’inégalités en matière de santé et dans la dynamique des crises socio-économiques. À l’inverse, elle nous montre comment les inégalités constituent elles-mêmes un sérieux obstacle à la cohésion sociale, laquelle est nécessaire pour entreprendre une reconstruction écologique.
Le rôle intégrateur du fleuve Mékong
Le constat est particulièrement prégnant en Asie du Sud-Est, en particulier dans les cinq pays du bassin du Mékong : Cambodge, Laos, Myanmar, Thaïlande et Viêt Nam. Ces pays délimitent une entité géographique originale.
D’un côté, les hautes terres constituent une zone montagneuse partagée et abritent une grande pluralité ethnique. Ce massif du Sud-Est asiatique, plus récemment appelé Zomia par l’anthropologue James Scott, est composé de territoires situés à des altitudes supérieures à 300 mètres. Il est le lieu d’une résistance séculaire des populations des hautes terres à toute autorité étatique.
Le bassin est traversé par le fleuve Mékong, qui prend sa source dans les contreforts de l’Himalaya en Chine. Les méandres de ce fleuve, au pied des montagnes, constituent historiquement les lieux de pouvoir de sociétés organisées et de logiques territoriales propices à une grande diversité d’agricultures.
Une troisième forme de paysage commun se détache dans ce bassin : les côtes du golfe de Thaïlande et de la mer de Chine méridionale. Les typhons y sont fréquents et souvent destructeurs, mais les populations ont appris à vivre avec l’eau, que ce soit dans l’immense delta du fleuve ou sur les côtes plus escarpées.
Ces pays affichent une croissance économique exceptionnelle, stimulée par la globalisation et l’émergence de la Chine. Même s’ils n’ont pas tous connu le même rythme de croissance et ne se situent pas au même niveau de développement économique, ils affichent une tendance commune très nette. D’un point de vue géopolitique, les cinq pays – dont certains avaient l’habitude de s’ignorer ou de s’opposer les uns aux autres – apprennent désormais à vivre ensemble. Un nouvel équilibre est en train de s’établir tant à l’intérieur de la région qu’avec les nations voisines. Compte tenu de leur proximité avec la superpuissance émergente chinoise, ces pays partagent des contraintes et des opportunités géopolitiques qui impliquent un équilibre délicat entre imitation et autonomie. Assurément, le fleuve Mékong joue un rôle intégrateur central dans l’évolution pacifique de « l’angle de l’Asie ».
Des équilibres écologiques bouleversés
L’insertion rapide du bassin du Mékong dans l’économie mondiale a créé une pression considérable sur les ressources naturelles. Les défis environnementaux à relever dans cette région sont dès lors immenses. La construction de barrages, l’extraction excessive des eaux souterraines, l’accélération du développement urbain et infrastructurel, la déforestation liée à l’agriculture d’exportation notamment ou l’extraction minière ont causé de grandes perturbations environnementales, menacé la vie et les moyens de subsistance de millions de personnes, parmi lesquelles les plus vulnérables ont payé un lourd tribut.
Les multiples formes de pollution (tant en milieu urbain que rural) et de dégradation de l’environnement, qui touchent inégalement les populations, se combinent aux impacts climatiques qui se profilent avant 2050 : les scénarios pointent que l’élévation du niveau de la mer d’un mètre entraînerait le déplacement de 7 millions d’habitants et l’inondation des aires d’habitat de plus de 14,2 millions de personnes dans le delta du Mékong au Viêt Nam.
Le fleuve lui-même est au cœur des relations entre inégalités de développement et dégradations de l’environnement : plus de vingt barrages hydroélectriques sont en cours de construction ou d’étude dans le sud de la Chine, au Laos, à la frontière entre le Laos et la Thaïlande, ainsi qu’au Cambodge, sans trop se soucier des externalités générées sur les pays voisins – débit ralenti ou accéléré, apports en nutriments. La fonte des glaciers himalayens pourrait à terme largement affecter le débit du fleuve et donc l’apport en énergie des barrages.
In fine, les projets de transport et d’énergie le long de ce corridor de développement favorisent la connectivité du bassin tout en mettant en danger les équilibres écologiques.
Vers une science de la durabilité du bassin du Mékong
Au-delà de ces constats immédiatement perceptibles, force est de reconnaître un manque de connaissances réellement intégrées sur ces liens complexes entre dynamiques environnementales et inégalitaires dans la région.
Dans le travail de cartographie systématique que nous avons mené, nous tentons d’établir un bilan exhaustif des travaux sur le sujet : 14 570 publications scientifiques et grises ont été collectées et triées par titre et résumées, 6 042 articles en anglais sont ensuite passés au crible et 2 355 articles ont finalement été inclus dans la cartographie systématique. Ces articles, publiés entre 1978 et 2020, nous permettent de dresser un état des lieux exhaustif des activités de recherche empirique sur le sujet. Ils mettent surtout en évidence des perspectives pour avancer vers une science de la durabilité du bassin du Mékong, qui intégrerait les dimensions environnementales, sociales et économiques.
Premier constat, la recherche est très largement sous-financée sur ces thèmes transdisciplinaires, en particulier au Cambodge et au Laos. Par ailleurs, certaines catégories de populations sont sous-étudiées : les classes périurbaines et urbaines pauvres, les femmes, les migrants ou encore les réfugiés. La littérature scientifique fait également peu état des dynamiques environnementales telles que les changements agraires en lien avec des investissements étrangers pour des productions d’exportation, des pertes de biodiversité plus largement, ou encore des problèmes de santé, alors même que la crise actuelle en montre l’importance cruciale.
Finalement, ce travail cartographique semble appeler à une approche moins parcellaire, plus intégrée régionalement et disciplinairement, de la question des liens entre dégradations environnementales et dynamiques inégalitaires dans la région. C’est à ce prix, en prenant le virage de la science de la durabilité à l’échelle du bassin du Mékong, que la connaissance pourra espérer innerver le dialogue sur les politiques publiques à mettre en œuvre.
Les inégalités sont sous le feu des projecteurs. D’élément central de l’Agenda 2030 à leur identification en tant qu’enjeu crucial du xxie siècle, en passant par le rôle qu’elles ont joué dans de récents soulèvements à travers le monde (France, Chili, Équateur…), les inégalités sont un phénomène omniprésent qui a tendance à façonner nos sociétés. De plus, la pandémie actuelle a enrichi les milliardaires tout en faisant basculer 130 millions de personnes dans l’extrême pauvreté, intensifiant les inégalités mondiales. Cependant, si les inégalités semblent être partout présentes, il est souvent peu évident de les mesurer et de les analyser.
Comment nos perceptions façonnent-elles la solidarité ? Quels sont les liens entre inégalités et réchauffement climatique ? Qu’est-ce que l’accès à l’eau nous dit des inégalités urbaines ? Et quel a été l’impact du Covid-19 sur les inégalités ? À travers le Mexique, la Bolivie et en passant par le Burkina Faso, notre série « Comprendre les inégalités » a pour objectif d’apporter des réponses simples à ces questions complexes.