
L’aquaculture a connu une croissance spectaculaire au cours des dernières décennies, avec une moyenne de 8 % par an depuis les années 1990. Elle est aujourd’hui sur le point de dépasser la pêche pour devenir la principale source d’aliments d’origine aquatique destinés à la consommation humaine. Elle contribue ainsi de manière significative à la sécurité alimentaire et nutritionnelle mondiale. Et la demande mondiale actuelle d’aliments d’origine aquatique, qui s’élève à 131 millions de tonnes, devrait atteindre 204 millions de tonnes d’ici 2030. Cette augmentation proviendra essentiellement de l’aquaculture, car il est peu probable que la part de la pêche dans l’approvisionnement alimentaire mondial augmente de manière aussi significative.
L’aquaculture, entre perceptions et réalité
Mais la croissance rapide de l’aquaculture a suscité la controverse dû à de faibles performances environnementales de certains systèmes de production. Des travaux de recherche et des articles de presse provenant essentiellement des pays de Nord se sont concentrés sur quelques produits consommés dans les marchés du Nord, notamment les crevettes, le pangasius et le saumon. La production de ces espèces entraîne depuis longtemps des impacts négatifs sur l’environnement, notamment la pollution de l’eau, la déforestation des mangroves, des maladies, la pression accrue sur les stocks de poissons sauvages destinés à l’alimentation. Elle a également eu des impacts sociaux liés au travail forcé, à l’utilisation inéquitable des terres et à l’insécurité financière, donnant lieu à des perceptions populaires de l’aquaculture qui ne sont pas représentatives du secteur au niveau mondial.
Alimentée par des secteurs privés nationaux et internationaux très dynamiques, l’aquaculture innove et évolue rapidement pour introduire de nouvelles techniques de production et de nouvelles espèces. Certains des défis environnementaux et sociaux identifiés par les chercheurs et les médias persistent, en particulier dans certains secteurs clés comme ceux de la crevette et du saumon, tandis que de nouveaux défis environnementaux et sociaux comme le changement climatique sont encore largement négligés. Et pourtant, la perception que le public a de l’aquaculture continue de reposer davantage sur des idées reçues que sur des données solides. Pour relever les défis actuels liés à la durabilité de l’aquaculture et anticiper ceux à venir, il convient donc de mieux comprendre le secteur dans son ensemble.
Une aquaculture pratiquée dans les terres et destinée aux marchés nationaux
Si l’aquaculture se concentre essentiellement en Asie, qui assure à elle seule 89 % de l’approvisionnement en animaux aquatiques d’élevage, elle connaît également une croissance rapide dans certaines régions d’Afrique (par exemple en Égypte, au Nigeria et au Ghana) et d’Amérique latine (par exemple au Brésil). Les produits de l’aquaculture commercialisés à l’échelle internationale et consommés dans les pays du Nord ont attiré l’attention des universitaires et du grand public, et pourtant, neuf poissons sur dix élevés dans les dix premiers pays en développement producteurs d’aquaculture sont consommés dans le pays. Aussi, le développement rapide de l’aquaculture sur ces marchés au cours des trois dernières décennies a fait baisser le prix des poissons d’élevage, les rendant accessibles aux consommateurs à revenus faibles et moyens.
Si l’intérêt récent pour l’aquaculture s’est concentré sur le potentiel perçu de l’élevage marin, l’expansion rapide de l’aquaculture dans les pays du Sud s’est faite principalement dans des exploitations terrestres. L’élevage en eau douce représente 75 % des produits aquacoles comestibles dans le monde. Cette activité est principalement pratiquée par une multitude de petites exploitations à vocation commerciale, reliées aux marchés par des chaînes de valeur offrant d’importantes possibilités d’emploi en dehors de l’exploitation. L’émergence et la prolifération de ces petits entrepreneurs répondent en grande partie à la demande croissante des consommateurs des marchés intérieurs, stimulée par l’urbanisation et la hausse des revenus.
Améliorer les performances environnementales de l’aquaculture
L’aquaculture est tributaire de la farine et de l’huile de poisson, qui sont des composants essentiels de certains aliments pour poissons. Cette dépendance fait l’objet de controverses récurrentes dans la mesure où ces ingrédients sont produits principalement à partir de petits poissons marins, comme les anchois, qui pourraient être consommés directement par l’homme. Le prélèvement de ces poissons peut également entraîner un phénomène de surpêche qui a un impact négatif sur les écosystèmes marins. La part de la production mondiale totale de farine de poisson utilisée par le secteur de l’aquaculture a doublé entre 2000 et 2016, passant de 33 % à 66 %, ce qui témoigne de la dépendance continue du secteur à l’égard des ressources halieutiques. Cette observation masque toutefois certaines tendances importantes.
Premièrement, l’utilisation de la farine de poisson est de plus en plus efficace. Si la production mondiale d’aliments pour poissons a triplé entre 2000 et 2017, les captures totales de petits poissons pélagiques transformés en farine de poisson ont en fait diminué de plus de 30 % sur la même période. Cette tendance découle d’un ensemble d’innovations :
- la recherche a permis d’améliorer l’efficacité de l’utilisation des aliments pour poissons grâce à une meilleure formulation adaptée à leurs besoins nutritionnels spécifiques ;
- la farine et l’huile de poisson utilisées dans les aliments pour poissons tendent de plus en plus à être remplacées par des ingrédients alternatifs à base de végétaux, de bactéries, d’algues et d’insectes ;
- l’utilisation des déchets issus de la transformation des poissons dans les aliments pour poissons a fortement augmenté et représente aujourd’hui environ un tiers de toute la farine de poisson. Par conséquent, les saumons et les truites d’élevage produisent désormais autant de biomasse de poisson qu’ils n’en consomment, et sont donc neutres en termes de consommation de poisson.
Deuxièmement, les principales espèces de poissons d’eau douce produites, comme la carpe et le tilapia, ont de faibles exigences nutritionnelles dépendantes en farine et en huile de poisson, et très peu (voire pas du tout) d’ingrédients marins sont utilisés pour leur production.
Troisièmement, au cours des 20 dernières années, la production d’espèces « extractives » telles que les mollusques (palourdes, huîtres, moules et autres bivalves) et les algues dans le secteur de l’aquaculture a doublé, suivant une tendance similaire à celle de la production terrestre de poissons et de crustacés. Ces espèces fournissent non seulement de la nourriture, mais aussi un large éventail de services écosystémiques, notamment en filtrant l’eau et en capturant les nutriments, contribuant ainsi à la durabilité du secteur.
Matière à réflexion : anticiper les défis environnementaux et sociaux
L’aquaculture est appelée à jouer un rôle de plus en plus important pour la sécurité alimentaire mondiale. Mais pour que le secteur puisse atteindre son plein potentiel, les responsables politiques doivent admettre qu’il n’est pas principalement guidé par les marchés d’exportation à forte valeur ajoutée, ni lourdement freiné par l’augmentation du prix de la farine et de l’huile de poisson. Ils doivent adopter une vision plus large qui favorise l’innovation, anticipe l’émergence de nouveaux défis et reconnaît l’importance de l’aquaculture en tant que composante clé du système alimentaire mondial.
Par exemple, si la dépendance de l’aquaculture à l’égard de la farine et de l’huile de poisson diminue, le secteur dépendra de plus en plus des sources de protéines végétales terrestres, et son profil de durabilité sera davantage lié à la déforestation, aux émissions de carbone et à la perte de biodiversité causée par l’agriculture. L’intégration dans les aliments pour poissons d’ingrédients alternatifs, notamment d’insectes et de produits bactériens, pourrait également jouer un rôle croissant, mais il reste encore à évaluer ou à prouver la faisabilité et les implications sur les plans nutritionnel, environnemental, social et économique.
Par ailleurs, le développement et l’intensification des systèmes d’aquaculture sont susceptibles d’accroître le risque d’apparition de maladies chez les animaux aquatiques. À ce jour, le secteur ne dispose pas d’un système de surveillance mondial qui permette de coordonner la collecte et le partage de données entre les pays et les régions et de concevoir des mécanismes de gouvernance efficaces pour réduire les risques. Si l’impact de ce risque sur l’industrie mondiale est difficilement prévisible, le réchauffement climatique devrait en accroître l’ampleur.
Défis mondiaux et solutions : sécurité alimentaire contre changement climatique
Le changement climatique exigera l’adoption d’approches radicalement nouvelles en matière d’aquaculture. Le climat variant de plus en plus, les températures extrêmes, les inondations, les sécheresses, les dégâts causés par les tempêtes et les épidémies d’agents pathogènes, de parasites et de ravageurs sont susceptibles d’augmenter, ce qui nécessitera de mettre au point de nouvelles techniques de production et de nouveaux mécanismes de partage des risques, tels que les assurances, pour y faire face.
De plus, les effets du changement climatique sur les rendements des cultures et les pêches de poissons destinés à être transformés en aliments pour poissons vont probablement augmenter les coûts de production des espèces nourries avec ces aliments, alors que dans le même temps, l’acidification des océans pourrait nuire à la viabilité de la culture des mollusques marins. S’ils font de plus en plus l’objet de débats, les effets du changement climatique sur l’aquaculture restent peu étudiés, et la mise à disposition de données à l’échelle mondiale qui permettraient d’établir une stratégie pour que le secteur puisse s’adapter n’est pas à l’ordre du jour.
Le potentiel que recèle l’aquaculture durable à l’échelle mondiale doit être appréhendé à travers diverses espèces et systèmes de production alimentant les marchés nationaux et internationaux. Contrairement à la croyance populaire, et malgré les véritables défis qu’elle rencontre, l’aquaculture contribue déjà grandement à la sécurité alimentaire et nutritionnelle et à des systèmes alimentaires résilients et socialement équitables.
Pour exploiter pleinement le potentiel de l’aquaculture, il faudra mieux comprendre ce phénomène et prendre conscience des nouveaux problèmes de durabilité, tels que la dépendance croissante du secteur à l’égard des sources d’alimentation terrestres. Les interventions et le soutien visant à favoriser le développement sectoriel devront englober non seulement les innovations sur le plan technique, mais aussi sur le plan des politiques, des réglementations et des systèmes d’information.
Conformément à l’approche des systèmes alimentaires, le soutien à l’aquaculture ne doit pas être considéré comme un substitut à la pêche de capture, mais comme un complément à celle-ci, chaque secteur apportant des contributions vitales mais bien distinctes aux moyens de subsistance, à l’emploi et à la nutrition. L’augmentation de la production aquacole permettra de rendre tous les aliments issus de l’aquaculture plus abordables et, à ce titre, elle est essentielle pour rendre l’accès aux aliments riches en nutriments plus équitable dans le monde.